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vaisseau. Je fis entretenir de la lumière au grand mât, et j’ordonnai qu’on ne perdît pas de vue l’avant, afin de pouvoir découvrir les bateaux pêcheurs, qui sont ordinairement à l’ancre sur les côtes. Le vent soufflait violemment, et nous fendions rapidement les eaux. Tout à coup l’homme de garde donne l’alarme et crie : « Une voile à l’avant ! » — Ces mots étaient à peine prononcés que nous étions déjà sur eux. C’était un petit schooner, à l’ancre, le flanc dirigé vers nous. Tout l’équipage dormait, et l’on avait négligé d’éclairer. Nous le heurtâmes en plein. Notre vaisseau était si fort, si grand, si lourd, qu’ils furent coulés ; nous leur passâmes sur le corps et poursuivîmes notre course précipitée. Comme il craquait et s’enfonçait au-dessous de nous, j’entrevis deux ou trois malheureux à demi nus qui s’élançaient hors de la chambre. Ils ne sautèrent de leurs lits que pour être engloutis tout hurlants par les vagues. J’entendis leur cri de détresse se mêler au vent… La rafale qui l’apportait à nos oreilles nous empêcha d’en entendre davantage ; mais ce cri, je ne l’oublierai jamais !… Comme nous étions lancés, il s’écoula du temps avant que nous pussions retourner sur nos pas. Nous revînmes, autant du moins que nous pouvions le conjecturer, à l’endroit où le bateau se trouvait naguère à l’ancre. Pendant quelques heures nous croisâmes dans un épais brouillard. Nous tirâmes le canon pour annoncer du secours, nous écoutâmes si les cris de quelques survivants se feraient entendre ; mais tout resta silencieux. — Nous n’en vîmes, nous n’en entendîmes jamais davantage. »

Ces récits, je l’avoue, mirent pour le moment un terme à toutes mes belles imaginations. L’orage s’accrut avec la nuit ; la mer, qu’il fouettait, était profondément agitée. Il y avait quelque chose d’effrayant et d’indomptable dans ce bruit monotone des lames qui venaient se briser contre le navire. L’abîme répondait à l’abîme. Parfois la masse de nuages noirs suspendus sur nos têtes semblait se déchirer pour livrer passage à l’éclair, qui jetait sur l’écume des flots sa lueur tremblotante et rendait deux fois plus terrible l’obscurité qui la remplaçait bientôt. Le tonnerre mugissait sur l’espace désolé des eaux, et les vagues, grosses comme des montagnes, en répétaient les échos prolongés. Quand je voyais le vaisseau vaciller et plonger dans ces gouffres pleins de rugissements, il me semblait miraculeux qu’il retrouvât l’équilibre, qu’il