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de l’ambition humaine, de voir comme ils se pressent les uns contre les autres et s’entre-choquent dans la poussière ; quelle parcimonie l’on observe dans la distribution de ces étroits recoins, de ces obscurs enfoncements, de ces petites portions de terrain, à ceux que, vivants, des royaumes ne pouvaient satisfaire ; à combien de ruses, de mensonges et d’artifices on a recours pour surprendre un instant l’attention du voyageur, et sauver de l’oubli quelques années à peine un nom qui jadis aspirait à remplir pendant des siècles les pensées et l’admiration du monde.

Je passai quelque temps dans le coin des poëtes, qui occupe un bout de l’un des transepts ou croisées de l’abbaye. Les monuments y sont généralement simples, car la vie des hommes de lettres ne fournit pas des thèmes bien frappants au sculpteur. Shakspeare et Addison ont des statues élevées à leur mémoire ; mais la plupart n’ont que des bustes, des médaillons, quelquefois même une inscription seulement. Malgré la simplicité de ces monuments, j’ai toujours remarqué que c’était précisément là que les personnes qui visitent l’abbaye restaient le plus longtemps. Un sentiment plus doux et plus tendre se substitue à cette curiosité froide ou à cette admiration vague avec laquelle les yeux s’arrêtent sur les splendides monuments des grands et des héros. On erre autour de ces tombes comme si c’étaient des tombes d’amis ou de camarades, car, à dire vrai, il y a bien un peu de camaraderie entre l’écrivain et le lecteur. D’autres ne sont connus de la postérité que par l’intermédiaire de l’histoire, laquelle se fait toujours de plus en plus obscure et incertaine ; mais la communion qui existe entre l’auteur et ses semblables est toujours nouvelle, active et immédiate. Il a vécu pour eux plus que pour lui-même ; il a fait le sacrifice des jouissances qui l’entouraient, et s’est tenu à l’écart des plaisirs de la vie sociale, afin de pouvoir établir un commerce plus intime avec des esprits et des siècles lointains. Le monde peut bien lui donner la gloire, car ce n’est point par des actions tachées de violence et de sang, mais par une laborieuse dispensation de jouissances, qu’elle a été achetée. La postérité peut bien être reconnaissante pour sa mémoire, car il lui a laissé en héritage, non pas des mots creux et des actions retentissantes, mais d’immenses trésors de sagesse,