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core. Parfois il se perdait dans ses pensées ; parfois il y avait dans ses yeux quelque chose d’agité, d’inquiet, d’incertain, qui dénotait un esprit mal à l’aise. Sa conversation avec la fiancée devenait de plus en plus serrée, mystérieuse. De sombres nuages commençaient à se glisser sur la noble sérénité de son front à elle, et de soudains tremblements couraient le long de ses membres délicats.

Tout ceci ne pouvait échapper à l’attention de la compagnie. Leur gaieté fut glacée par l’inexplicable tristesse du fiancé ; leur feu s’éteignit ; des chuchotements, des coups d’œil s’échangèrent, accompagnés de haussements d’épaules et d’obscurs branlements de tête. Les chansons et les rires devinrent de plus en plus rares ; il se fit dans la conversation de désolantes pauses, auxquelles succédèrent enfin des contes bizarres et des histoires surnaturelles. Un récit lugubre en enfantait un autre plus lugubre encore, et le baron fit presque tomber en syncope, de peur, quelques-unes des dames avec l’histoire du cavalier-fantôme qui emporta la belle Léonore ; histoire effrayante, mais authentique, que l’on a depuis mise en vers excellents, et que tout le monde a lue sans qu’elle ait jamais rencontré d’incrédules.

Le fiancé écoutait cette histoire avec une attention profonde. Il tenait ses yeux obstinément fixés sur le baron, et quand le récit approcha de sa fin, il se leva graduellement de dessus son siége, grandissant, grandissant toujours, jusqu’à ce qu’à l’œil ébloui du baron il semblât presque atteindre la taille d’un géant. Au moment où l’histoire finissait il poussa un profond soupir, et prit solennellement congé de la compagnie. Les convives ne revenaient pas de leur étonnement. Le baron était positivement frappé de la foudre.

« Comment ! vouloir quitter à minuit le château ! Mais on avait tout préparé pour le recevoir ; une chambre était toute prête pour lui, s’il désirait se retirer. »

L’étranger secoua mélancoliquement et mystérieusement la tête : « Je dois placer ma tête sur un autre reiller cette nuit ! »

Il y avait dans cette réponse, dans le ton dont elle était proférée, quelque chose qui fit que le cœur du baron l’abandonna ; mais il rallia ses forces et réitéra ses offres hospitalières.

L’étranger secoua silencieusement mais éloquemment la tête