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de vue la terre que vous avez laissée, c’est le vide, toujours le vide, jusqu’à ce que vous fouliez le rivage opposé, que vous soyez soudain emporté dans le mouvement d’un autre monde fécond en surprises.

Il y a, quand on voyage par terre, une continuité d’aspect, une succession de personnes et d’incidents étroitement liés, qui prolongent l’histoire de la vie, qui atténuent l’effet de l’absence et de la séparation. Nous traînons, il est vrai, « une chaîne qui va s’allongeant toujours » à chaque pas de notre pèlerinage ; mais la chaîne n’est pas rompue, nous pouvons la remonter anneau par anneau, nous sentons que le dernier chaînon nous rattache toujours à notre home[1]. Mais la mer, l’immensité, ces voyages brisent tous les liens. Nous songeons, alors, que nous sommes entraînés loin du sûr mouillage de la vie tranquille ; que, lancés sur un terrain mouvant, nous allons Dieu sait où. Alors, entre nous et nos homes, s’interpose un abîme, non pas purement imaginaire, mais réel ; — un abîme ouvert aux tempêtes, aux craintes, aux incertitudes, qui rend la distance palpable et le retour douteux.

Voilà ce que j’éprouvai, du moins. Quand je vis la dernière ligne bleue de ma terre natale s’effacer comme un nuage à l’horizon, il me sembla que je venais de fermer un des volumes du monde, que j’en avais fini avec son contenu, et qu’il m’était laissé du temps pour méditer avant d’en ouvrir un autre. Et puis cette terre qui s’évanouissait maintenant à ma vue, qui renfermait tout ce que j’avais de plus cher au monde, — quelles révolutions pouvaient s’y accomplir, quels changements pouvaient s’opérer en moi, jusqu’à ce que je la dusse revoir ! Qui peut dire, lorsqu’il part, quand il va errer au loin, où le pousseront peut-être les courants capricieux de l’existence ; quand il pourra revenir ; ou si même le bonheur de revoir les lieux où s’écoula son enfance sera jamais son partage ?

J’ai dit que la mer c’était le vide, toujours le vide ; je devrais corriger l’expression. Pour qui a coutume de rêver debout et aime à se perdre dans ses rêveries, un voyage sur mer est fécond en sujets de méditation ; mais ce sont alors les merveilles de l’océan

  1. Manque d’équivalent en français. Intérieur ne soutient pas la comparaison, car le home ce n’est pas seulement le foyer, le vrai foyer, c’est le foyer dans la patrie. (Note du traducteur.)