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toire des temps qui ne sont plus, et chaque pierre couverte de mousse était une chronique. J’aspirais à fouler les lieux illustrés par des exploits — à marcher, pour ainsi dire, dans les pas des temps écoulés — à errer autour du manoir en ruine — à méditer sur la tour qui s’écroule — bref, à me dégager de la banale étreinte de la réalité pour m’égarer dans les douteuses grandeurs du passé.

J’avais, en outre, un vif désir de voir les grands hommes de la terre. Nous avons bien, il est vrai, nos grands hommes en Amérique : pas une ville qui n’en ait une ample provision. Je me suis mêlé à eux de mon temps, et j’ai presque séché sur pied pour être resté dans l’ombre qu’ils projetaient, car il n’est rien de fatal à un homme de rien comme l’ombre projetée par un grand homme, et surtout par le grand homme d’une ville. Mais j’étais impatient de voir les grands hommes d’Europe ; car j’avais lu, dans les ouvrages de divers philosophes, que tous les animaux dégénéraient en Amérique, et l’homme comme les autres. Un grand homme d’Europe, pensais-je, doit donc être aussi supérieur à un grand homme d’Amérique qu’un pic des Alpes à une haute terre de l’Hudson ; et je me confirmais dans cette idée quand j’observais l’importance relative et l’orgueilleuse fatuité de maints voyageurs anglais parmi nous, qui, m’assurait-on, étaient de très petites gens dans leur pays. Je visiterai cette terre de merveilles, pensai-je, et verrai cette race de géants dont je ne suis qu’un fils dégénéré.

J’ai vu (est-ce un bien, est-ce un mal ?) ma passion pour les voyages satisfaite. J’ai erré à travers différentes contrées, assisté à bien des scènes de la vie, ce théâtre mouvant. Je ne puis dire que je les ai étudiées de l’œil d’un philosophe, mais plutôt avec ce regard inconstant que les humbles amateurs du pittoresque promènent d’une devanture de marchand d’estampes à une autre, tantôt attiré par l’image de la beauté, tantôt par des figures grimaçantes, et quelquefois par le charme d’un paysage. Comme il est de mode aujourd’hui que les touristes voyagent le crayon en main et reviennent chez eux leurs portefeuilles remplis d’esquisses, je suis disposé à en ramasser quelques-unes pour la satisfaction de mes amis. Cependant, lorsque je jette les yeux sur les jalons que j’ai posés, les notes que j’ai prises dans ce but, le cœur