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Je me sentis, je l’avoue, un peu piqué de cette rudesse, que je lui pardonnai cependant quand je songeai qu’il avait vécu dans un siècle moins poli. Je résolus, néanmoins, de ne pas abandonner la partie.

« Oui, repris-je en accentuant, un poëte, car de tous les écrivains c’est lui qui a le plus de chances d’immortalité. D’autres peuvent écrire avec la tête, mais lui écrit avec le cœur, et le cœur le comprendra toujours. C’est le peintre fidèle de la nature, dont les traits sont toujours les mêmes, toujours intéressants. Les prosateurs sont volumineux ; on a peine à les remuer ; leurs pages fourmillent de lieux communs, et leurs pensées se déroulent en nappes d’ennui. Mais avec le véritable poëte, tout est élégant, touchant ou brillant. Il nous donne les pensées les plus excellentes dans le langage le plus excellent ; il les illustre par tout ce qu’il voit de plus frappant dans l’art et dans la nature ; il les enrichit de peintures de la vie humaine telle qu’elle se développe sous ses yeux. Ses écrits renferment donc l’esprit, l’arôme, si je puis employer cette expression, du siècle dans lequel il vit. Ce sont des écrins qui abritent dans un petit rayon les richesses de la langue — ses joyaux de famille, transmis de cette manière à la postérité sous une forme commode. La monture peut en être parfois surannée, et demander à être renouvelée de temps à autre, c’est le cas de Chaucer ; mais l’éclat et la valeur des pierres n’en sont point altérés pour cela. Jetez un regard en arrière sur la longue bande de l’histoire littéraire. Que d’immenses vallées d’ennui pesant, remplies de légendes monacales et de controverses académiques ! Quelles fondrières de spéculations théologiques ! Quelles tristes landes de métaphysique ! Çà et là seulement nous voyons les bardes illuminés d’en haut, élevés comme des phares sur leurs cimes largement espacées, transmettre d’âge en âge la pure lumière de l’intelligence poétique[1]. »

J’étais tout prêt à me lancer dans l’éloge des poëtes du jour, quand soudain la porte, en s’ouvrant, me fit tourner la tête. C’était l’huissier qui venait pour m’informer qu’il était temps de fermer la bibliothèque. Je voulus échanger avec l’in-quarto quel-

  1. Tu vois la terre et l’onde.