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je vous interromps, mais je m’aperçois que vous avez un faible pour la prose. Je voudrais connaître le sort d’un auteur qui faisait quelque bruit au moment où je disparus du monde. Sa réputation, toutefois, était considérée comme purement temporaire. Les érudits secouaient la tête à son sujet, car c’était un pauvre diable instruit à demi, qui savait un peu de latin et pas du tout le grec. Il avait été forcé d’abandonner le pays pour un fait de braconnage. Je crois que son nom était Shakspeare. Je présume qu’il ne tarda guère à tomber dans l’oubli.

— Tout au contraire, lui dis-je, c’est précisément à cet homme que la littérature de son temps doit d’avoir prolongé sa durée par-delà le terme ordinaire des âges littéraires anglais. Il s’élève de loin en loin des auteurs qui semblent à l’épreuve de la mutabilité du langage, parce qu’ils ont pris racine dans les principes immuables de la nature humaine. Ils sont comme ces arbres gigantesques que nous voyons quelquefois sur les bords d’une eau courante, qui, pénétrant la surface de leurs vastes et profondes racines, et posant le pied sur le fondement même de la terre, préservent le sol qui les entoure d’être emporté par l’eau qui coule toujours, et font partager à maint arbuste voisin, à quelque mauvaise herbe peut-être, leur immortalité. Tel est le cas de Shakspeare. Nous le voyons défier les efforts du temps, faire tenir bon, de nos jours, à la littérature de son époque, et prolonger la vie de plus d’un écrivain sans valeur, par cela seul qu’il a fleuri dans son voisinage. Mais lui-même, je le dis à regret, revêt graduellement les teintes de la vieillesse, et le buste tout entier est envahi par une profusion de commentateurs qui, semblables à la vigne qui grimpe et aux plantes rampantes, ont presque enseveli le noble arbuste qui les soutient. »

En cet endroit le petit in-quarto se mit à se tenir les côtes, à lâcher la bride à son hilarité, jusqu’à ce qu’enfin il fût pris d’un accès de fou rire dont il ne s’en fallut que de bien peu qu’il n’étouffât, par suite de son excessive corpulence : « Admirablement bien ! » s’écria-t-il aussitôt qu’il put reprendre haleine, « admirablement bien ! Ainsi vous voudriez me faire croire que la littérature d’une époque doit être perpétuée par un braconnier vagabond, par un homme sans instruction, par un poëte ! ah bien oui, — un poëte ! » Et de retomber dans un autre accès de fou rire.