Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mon entrée dans le monde, je sortais de la presse du célèbre Wynkyn de Worde. Je fus écrit dans mon idiome propre et naturel, à une époque où la langue était déjà fixée ; et vraiment j’étais considéré comme un modèle de pur et d’élégant anglais.

(Ici je dois faire observer que ces remarques étaient faites dans des termes si intolérablement antiques, qu’il m’a fallu des efforts surhumains pour les rendre en langage moderne.)

— Je vous demande pardon, lui dis-je, de m’être trompé sur votre âge ; mais il n’importe guère : presque tous les écrivains de votre temps sont également tombés dans l’oubli, et les publications de de Worde sont de pures raretés littéraires parmi les collectionneurs de livres. C’est sur la pureté, la stabilité de la langue, que se fondaient vos prétentions à l’immortalité ; mais c’est aussi sur elles que s’appuyèrent imprudemment les auteurs de tous les siècles, depuis les temps reculés du digne Robert de Gloucester lui-même, qui versifia son histoire en saxon métis[1]. Nombre de gens parlent encore aujourd’hui de la « source d’anglais pur sang » de Spenser, comme si la langue sortait jamais d’un puits ou d’une source, et n’était pas plutôt un simple confluent de langues diverses, continuellement sujet aux changements et aux mélanges. Voilà ce qui donna toujours à la littérature anglaise un caractère de mutabilité si prononcé, ce qui fit toujours la réputation construite sur elle chose si éphémère. À moins que la pensée ne puisse se confier à quelque chose de plus durable, de moins changeant qu’un semblable interprète, la pensée elle-même doit partager le sort de tout le reste et se flétrir. Cela devrait servir de bride à la vanité triomphante de l’écrivain le plus populaire. Il trouve la langue sur laquelle il a lancé sa renommée s’altérant graduellement et sujette aux ravages du

  1. Holinshed, dans sa Chronique, fait observer que « dans la suite aussi, grâce aux incessants travaux de Geffry Chaucer et de John Gowre, au temps de Richard II, et après eux de John Scogan et de John Lydgate, moine de Berrie, notre dite langue se trouva dans une excellente passe, quoique jamais elle n’atteignit le type de la perfection avant l’époque de la reine Élisabeth, époque à laquelle John Jewell, l’évêque de Sarum, John Fox, et plusieurs autres écrivains érudits et excellents, ont pleinement accompli cet embellissement, à leur grande gloire comme à leur éternel honneur ».