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« Ensuite, quels mécomptes peut amener pour l’artiste une mauvaise place ou le hasard d’un mauvais voisinage ! Combien de peintres, auteurs chacun d’un bon tableau, qui ne le reconnaissent plus eux-mêmes, perdu qu’il est dans l’énormité du lieu, ou défiguré par le contraste avec ce qui V environne, avec des peintres à fracas, qui usurpent à son détriment l’attention ! Enfin, comment ce qui a lieu pour les admissions n’aurait-il pas lieu de même pour les récompenses ? Aussi sont-elles toujours assez mal réparties. Sans soupçonner, Dieu m’en garde ! la bonne foi et la loyauté des juges, on peut dire qu’en général ils jugent tout de travers. Vraiment, dans l’intérêt même de ces pauvres artistes, je demanderais qu’on supprimât le Salon.

« Et quant aux intérêts de l’art, à plus forte raison cette suppression sera-t-elle nécessaire. Le Salon étouffe et corrompt le sentiment du grand, du beau : les artistes sont poussés à y exposer par l’appât du gain, par le désir de se faire remarquer à tout prix, par la prétendue bonne fortune d’un sujet excentrique propre à produire de l’effet et à amener une vente avantageuse. Aussi le Salon n’est-il plus, à la lettre, qu’un magasin de tableaux à vendre, un bazar où le nombre énorme des objets assomme et où l’industrie règne à la place de l’art.

« Voilà ma pensée. On ne l’accueillera pas, je le crains ; on la saura, du moins. Dussé-je être seul à protester contre les Salons, je protesterai toujours. »

M. Henri Delaborde, membre de l’Institut, qui a recueilli cette page d’Ingres dans l’ouvrage qu’il a consacré au triomphateur de près d’un siècle de Salons où il ne lutta pas pour lui, en commente la confession artistique et courageuse avec cette conversation que le maître du Vœu de Louis XIII et de la Stratonice eut, en 1840, avec un de ses graveurs, M. Henriquel Dupont, membre de l’Institut aussi, qui la transcrivit aussitôt en ces termes :

« Monsieur, le Salon est la perle de l’art : il faut fermer le Salon. Une foule de jeunes gens, qui n’ont pas les premières notions de l’art, cherchent à flatter le mauvais goût du public. Les journaux déchirent les hommes de talent et les découragent. … Quant un artiste a du talent, il faut prendre tout de lui : le bon, le médiocre, le mauvais. Soyez sûr qu’il aura assez de soin de sa réputation pour chercher à grandir toujours. Mais il a besoin d’être lui : ne lui faites pas perdre la tête par vos injustices.