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Sous ce jour franc de grande salle de palais, si différent du faux jour qui l’avait éclairé par une simple lucarne de grenier, Delacroix tout à coup prit en dégoût sa toile et résolut de la recommencer. Avec un diable-au-corps, qui déconcertait et gênait quelque peu les autres peintres admis à terminer dans cette même salle leurs envois, il allait et venait et, par coups de pinceau jetés comme en courant sur cette toile que l’artiste ne pouvait observer que de loin, il devenait l’étonnement et même la risée de ses calmes et honorables voisins. L’un d’entr’eux, grand dignitaire de la Légion d’Honneur qui brillait en grosse rosette rouge à son collet, s’était même approché de cet énergumène de la peinture en pâte et du mouvement en lugue. De ses beaux yeux de chaste membre de l’Institut, il regardait, perplexe, cette brutale violation de son art doucereux, quand il s’enhardit jusqu’à arrêter par la manche ce fou en mouvement et lui dire :

— Que peignez-vous donc là, Monsieur ?

— Monsieur, c’est un tableau. Le sujet représente une scène des…

— J’entends bien ! Mais quelle peinture est-ce ?

— Voulez-vous quelle s’appelle la peinture de l’avenir, puisque vous n’y reconnaissez pas celle de jadis qui vous préoccupe aujourd’hui encore ?

— Elle est ingénieuse, ajouta l’académicien se gaussant dans son col montant de légionnaire.. Eh ! dites-moi, Monsieur, cette petite ornementation rouge que vous faites traîner sur les babouches de votre houri d’Orient ?…

— Ça ?… c’est une rosette ! termina Delacroix perdant patience. Et il se remit à l’ouvrage sans regarder sur le visage de son interlocuteur illustre l’effet subit qu’y avait peint, en rouge aussi, son impertinente réponse.