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ne t’avoir pas accompagne. C’est que je viens d’apprendre, sur mes affaires domestiques, une telle nouvelle que je n’aurais pas la force d’en surmonter la tristesse. Mon ami, l’homme que tu vois devant toi est un homme ruiné !

Charlet eut beau parler de jeunesse et de talent à son camarade découragé ; celui-ci, affalé sur un divan, ne l’écoutait même plus. L’heure sonnant, force fut à Charlet de laisser là son ami et de courir au dîner où les excuses de Géricault et le départ précipité de Charlet ne durent pas avoir grand’peine à se faire admettre. Car le souci de l’état désespéré dans lequel il venait de laisser son ami, avait fini par se changer en une anxiété telle que, même avant la fin du dîner, il prit congé de son monde et remonta en toute hâte à l’atelier. Arrivé devant la porte, il frappe. Géricault ne répond pas. Par la serrure, une odeur étrange s’exhale, comme du charbon s’oxygénant en liberté sur un réchaud. Charlet dirige son œil, applique son oreille, ne voit et n’entend rien. Mais à l’odeur persistante qui émane de là, une terrible appréhension prend l’ami aux entrailles, double aussitôt l’énergie de ses bras et lui permet, en quelques coups, de défoncer la porte.

Il n’était que temps. Géricault, déjà inerte à côté du brasier qu’il avait allumé, avait pris, devant ses propres études de la Méduse accrochées à la muraille, la couleur des cadavres que son génie y avait peints. Il ne fallut qu’un instant à Charlet pour ouvrir toutes grandes les baies de l’atelier, traîner le malheureux asphyxié au plein air du balcon, lui frotter les membres déjà froids avec une essence quelconque qu’il trouva sous sa main et, par petites tapes, rappeler peu à peu à la vie Géricault, qui ouvrant enfin les yeux et reconnaissant son ami :