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cher maître a survécu à la publication de ce Journal, pour le compléter par quelques anecdotes intimes que le grand peintre ne voulut pas confier à ses cahiers frivoles, préférant la mémoire fidèle d’un ami sur à l’indiscrétion facile de ces multiples carnets de ménage, — disons le mot, — de cuisine auxquels la plume taciturne de Delacroix a refusé de rapporter des histoires que Chenavard, son survivant, pourra seul raconter.

Le baron Gros et la « Barque de Dante »

Le Journal d’Eugène Delacroix, qui débute en l’année 1822 avec l’envoi de son premier tableau au Salon, ne dit pas un mot du plus délicieux roman d’art qu’à l’âge de 24 ans un peintre, inconnu jusqu’alors, put expérimenter pour son compte.

C’était, on s’en souvient, l’heure où une jeunesse romantique à outrance venait de naître d’une vieillesse classique à excès ; où David, dans son atelier de pompiers, comme Chateaubriand, dans son cabinet de bas-bleus, pressentirent que « les dieux s’en allaient » avec la dernière épopée renouvelée des Antiques et unissant par celle de Napoléon à Waterloo. Dans ce mouvement d’océan noir et de tempête houleuse où les galères de la Coalition firent voile du pays slave au pays latin, un jeune homme venait de concevoir le projet d’une barque où l’art ancien et l’art moderne, Virgile et Dante, se donneraient la main et transporteraient, à travers tant d’ombres conjurées, la fortune de l’art, moins périssable peut-être que celle de César. La Barque de Dante allait avoir pour interprète, au pied levé, un grand garçon au corps sec et nerveux, au visage brun et farouche, au caractère impénétrable ; un fils d’ambassadeur de la première République, à qui la deuxième Restauration ne laissait pas même