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ces derniers, celui qui vécut quarante ans dans les confidences de son inséparable camarade d’atelier : le presque nonagénaire Chevanard. Quatre ans seulement l’avaient fait précéder dans la vie par son maître futur qui, né en 1798, ne s’autorisa que de la supériorité de son âge pour accepter les hommages de celui qui arriva, en 1804, à la lumière du jour et à la gloire commune de leur grand art. De 1804, où Delacroix naquit, à 1895, où les héritiers du maître ont publié son Journal [1], et à 1909 où l’on nous fait lire son Carnet du Maroc [2], que de berceaux et que de tombes ! Où trouver, en ce quartier, le nid du vieil artiste qui y vivrait encore ?… « Oui, mais dépêchez-vous, me dit-on. Chenavard fait ses malles et pourrait bien partir d’un instant à l’autre ». De fait, il nous a quittés, avant que pût être achevée la publication du Journal de Delacroix, qu’il avait tant connu. L’instinct me précédant et quelques indications aussi me guidant, j’avise, à l’endroit le plus silencieux de ce quartier Saint-Germain, le coin le plus ignoré des passants, où la maison vieillotte que je devine doit se cacher entre les arbres et sous les lierres que ma pensée lui prête. Le bruit indiscret de mes pas, dans le gravier de la cour, a suffi pour mettre aux fenêtres du rez-de-chaussée toutes les servantes de la maison, comme une compagnie de perdrix curieuses, hors des vignes. L’une d’elles vient à mon devant et m’écoute, souriante, dans la jeunesse de son visage que ce vieux cadre rajeunit plus encore et fait paraître tout charmant :

— Monsieur Chenavard est-il là ?… dites-vous presque hésitant, comme si vous demandiez des nouvelles d’un siècle à l’autre.

  1. Le Journal d’Eugène Delacroix, Pion, édit. (1895).
  2. Le Voyage d’Eugène Delacroix au Maroc, fac-similé de l’album du Musée du Louvre. André Marty, édit., (1909).