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même qu’une lueur douteuse vienne troubler ses yeux purs, des choses les moins chastes, et qu’elle échappe à cette poésie charnelle des idées qui, bien souvent ailleurs, détraque les volontés en troublant les esprits ?

« Comment encore s’étonner que la controverse soit l’aliment nécessaire à l’intelligence de ces hommes du Nord comme le pain à leur corps ? Que les arts plastiques, les arts de la chair, joie des yeux, émoi dangereux du cœur, ne soient guère en ce pays appréciés que par des snobs ? Que les maîtres scandinaves, dévots de beauté et de formes impeccables, se plaignent de la démocratie grossière qui fait loi dans leur patrie et parfois les en chasse, et qui préfère une vérité toute nue à une demi-certitude enveloppée et gracieuse ? Qu’enfin, et pour cette raison, les personnages imaginés par Ibsen, par Bjornson, par Lie même, ne soient guère que des abstractions vivantes, douées de conscience, pour un moment réalisées, et qui craquent de tous côtés sous la poussée des symboles qu’elles portent dans leurs flancs ? »

Jugez alors du scandale soulevé à Christiana, ville assommante et mesquine, sans style et sans vie, où l’on a dans les moëlles le culte du décorum et des titres honorifiques, par l’incartade de cette Nora, femme de M. l’avocat, directeur de la banque, s’en allant en faisant claquer les portes et prenant son vol vers l’idéal de liberté et de rêve, à peu près comme ces petites nihilistes qui vers le même temps, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, rompaient net avec le joug doré de la vie de famille pour s’en aller dans le peuple aux jours du « printemps fou » ![1]

  1. Voir les pages consacrées par Léon Tikhomirov au « printemps fou » dans Conspirateurs et policiers.