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Hovstad et des Billing. Il sait que son œuvre, à lui, peut et doit même s’accomplir à la faveur de l’ordre extérieur, qui permet au sourd travail des idées de se poursuivre librement, jusqu’à l’éruption finale, après laquelle rien ne subsistera de ce qui appartient au passé et le inonde sera débarrassé des revenants qui le hantent et l’énervent. Et Ibsen, après quelques expériences de jeunesse qui n’eurent d’autre résultat positif que d’alimenter sa satire, est aujourd’hui fermement, radicalement conservateur. L’idée d’être pris pour un anarchiste lui paraît baroque et risible.

Pourtant, quand, au cours de l’entretien que je viens de mentionner, je lui appris que ses œuvres avaient été trouvées parmi les papiers d’un anarchiste récemment exécuté (je crois que c’était Vaillant), je vis, après une expression mêlée de surprise, d’un peu de confusion et d’une visible répugnance, ses traits se tendre tout à coup. Il se fit un silence, pendant lequel de secrètes intuitions purent bien traverser sa pensée. Peut-être cette pensée lui est-elle, autant et plus qu’à nous, dissimulée par la fantasmagorie des rêves artistiques dont elle revêt la forme. Peut-être, à certains moments seulement, a-t-il conscience de sa propre nature et de sa propre force. Peut-être comprend-il alors qu’une pensée vivifiée par l’art se détache, en quelque sorte, de l’esprit qui l’a produite pour vivre d’une vie autonome, pour engendrer des actes que cet esprit n’a ni prévus ni voulus, du moins consciemment. Ces actes peuvent être héroïques et ils peuvent être monstrueux. Une pensée d’énergie s’imposant au monde par des œu-