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drogues et de fioles, et un pâle sourire remua les lèvres quand le domestique apporta un lavement nourrissant à la peptone et le prévint qu’il répéterait cet exercice trois fois dans les vingt-quatre heures.

L’opération réussit et des Esseintes ne put s’empêcher de s’adresser de tacites félicitations à propos de cet événement qui couronnait, en quelque sorte, l’existence qu’il s’était créée ; son penchant vers l’artificiel avait maintenant, et sans même qu’il l’eût voulu, atteint l’exaucement suprême ; on n’irait pas plus loin ; la nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernière déviation qu’on pût commettre.

Ce serait délicieux, se disait-il, si l’on pouvait, une fois en pleine santé, continuer ce simple régime. Quelle économie de temps, quelle radicale délivrance de l’aversion qu’inspire aux gens sans appétit, la viande ! quel définitif débarras de la lassitude qui découle toujours du choix forcément restreint des mets ! quelle énergique protestation contre le bas péché de la gourmandise ! enfin quelle décisive insulte jetée à la face de cette vieille nature dont les uniformes exigences seraient pour jamais éteintes !

Et il poursuivait, se parlant à mi-voix : il serait facile de s’aiguiser la faim, en s’ingurgitant un sévère apéritif, puis lorsqu’on pourrait logiquement se dire : « Quelle heure se fait-il donc ? il me semble qu’il serait temps de se mettre à table, j’ai l’estomac dans les talons, » on dresserait le couvert, en déposant le