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ce vin sec et pâle, les lénitives histoires, les douces malvacées de l’auteur anglais se défeuillèrent et les impitoyables révulsifs, les douloureux rubéfiants d’Edgar Poë, surgirent ; le froid cauchemar de la barrique d’amontillado, de l’homme muré dans un souterrain, l’assaillit ; les faces bénévoles et communes des buveurs américains et anglais qui occupaient la salle, lui parurent refléter d’involontaires et d’atroces pensées, d’instinctifs et d’odieux desseins ; puis il s’aperçut qu’il s’esseulait, que l’heure du dîner était proche ; il paya, s’arracha de sa chaise, et gagna, tout étourdi, la porte. Il reçut un soufflet mouillé dès qu’il mit les pieds dehors ; inondés par la pluie et par les rafales, les réverbères agitaient leurs petits éventails de flamme, sans éclairer ; encore descendu de plusieurs crans, le ciel s’était abaissé jusqu’au ventre des maisons. Des Esseintes considéra les arcades de la rue de Rivoli, noyées dans l’ombre et submergées par l’eau, et il lui sembla qu’il se tenait dans le morne tunnel creusé sous la Tamise ; des tiraillements d’estomac le rappelèrent à la réalité ; il rejoignit sa voiture, jeta au cocher l’adresse de la taverne de la rue d’Amsterdam, près de la gare, et il consulta sa montre : sept heures. Il avait juste le temps de dîner ; le train ne partait qu’à huit heures cinquante minutes, et il comptait sur ses doigts, supputait les heures de la traversée de Dieppe à Newhaven, se disant : — Si les chiffres de l’indicateur sont exacts, je serai demain, sur le coup de midi et demi, à Londres.