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LE TRÉSOR DE BIGOT

X

À SOROSTO, CHEZ LE PÈRE LATULIPPE


Sorosto est une humble bourgade ignorée de la majorité des Canadiens-Français.

Sise à un mille et demi de Lévis, sur un vallon qui domine la plaine environnante, Sorosto compte cent habitants peut-être. La ville de Lévis n’existait pas encore que la petite bourgade avait été fondée depuis plusieurs années déjà. Ses pieux habitants allaient alors à la messe à St-Joseph de Lévis. On dit même que Monseigneur Déziel, fondateur de la nouvelle paroisse de Notre-Dame de Lévis, dut faire plusieurs voyages à Sorosto pour convaincre les habitants de venir désormais à la messe dans son église puisque Sorosto avait été annexé à Lévis pour fins religieuses. Les bons cultivateurs de la bourgade se faisaient tirer l’oreille pour changer de paroisse. Ils étaient si attachés à Saint-Joseph !

Madeleine racontait tout cela à Jules l’après-midi du même jour pendant qu’ils filaient à une vitesse moyenne sur la route Lévis-Jackman.

Comme ils montaient la côte dite « Aux Couture », parce qu’elle était bordée de maisons propriétés de cultivateurs du nom de Couture, la jeune fille continua la conversation interrompue :

— Sorosto devrait être célèbre, dit-elle, car plusieurs Canadiens-Français illustres y ont vu le jour. Aussi les habitants se montrent-ils très orgueilleux des hommes qu’ils ont donnés à la religion et à la patrie. Si vous voulez entrer dans leurs bonnes grâces, engagez la conversation sur ce sujet. Ils vous trouveront le plus gentil des hommes et déploieront une verve intarissable. Monsieur Bourget, l’illustre évêque de Montréal, est venu au monde dans une des plus humbles maisons de Sorosto. Le cardinal Bégin, a vu le jour dans la même bourgade. Le vicaire apostolique de Hearst, Monseigneur Joseph Hallé, est le fils d’un brave cultivateur de Sorosto.

— Monseigneur Hallé ! s’écria Jules, mais je le connais bien. Il était directeur des élèves alors que je tentais vainement de comprendre la langue grecque au collège de Lévis. Mais j’ignorais qu’il fût né à Sorosto.

Madeleine continua :

— Le père Latulippe que nous allons voir…

—… Que nous allons interviewer, comme disent les reporters, interrompit le détective.

— Le père Latulippe m’a relaté les origines de Sorosto. Elles ne manquent pas de romanesque.

— Racontez, mademoiselle Madeleine, vous m’intéressez.

— Le grand-père du cardinal Bégin, dit cette légende, était alors un jeune homme de dix-huit ans. Son père, cultivateur, demeurait à St-Joseph de Lévis. Le jeune Jean-Baptiste Bégin était en amour avec une jeune fille du vosinage. Mais comme il n’était pas encore établi sur une terre, à son compte, son père refusait de le laisser marier. « Va ouvrir une terre en bois debout dans les environs », dit-il à son fils, « et quand ta maison sera construite, tu y amèneras ta femme ». Un beau matin, le jeune Jean-Baptiste partit à travers bois. Il choisit le vallon où est situé aujourd’hui Sorosto, et qui se trouvait alors une forêt vierge. À cet endroit, il bâtit un camp de bois rond et commença à défricher sa nouvelle terre. L’année suivante, il se mariait avec sa blonde. Le jour de leurs noces, la nouvelle mariée demanda à son époux de quel nom il baptiserait la place où ils allaient demeurer. Le jeune Jean-Baptiste réfléchit quelques instants et s’écria : « Je la baptise "Sorouest-Haut" parce qu’elle est au sorouest de St-Joseph de Lévis et située sur un plateau élevé ». Peu à peu l’usage transforma le nom de « Sorouest-Haut » en celui de Sorosto.

— C’est une toute gentille légende que cette histoire d’amour et de défrichement par un bon gars fort de notre race, fit le détective.

— N’allez pas dire aux gens de Sorosto que c’est une légende. Ils vous verraient d’un mauvais œil ; car, selon le père Latulippe, c’est de l’histoire au même titre que la fondation de Québec par Samuel de Champlain.

L’automobile venait de quitter la route nationale pour s’engager dans un chemin étroit conduisant chez le père Latulippe.

Ils passèrent devant la maison d’école de la bourgade, déserte à cette saison des vacances.

La demeure où restait le père Latulippe était une vieille maison trapue comme nos ancêtres en faisaient en se servant de gros cailloux trouvés dans leurs champs et de mortier.

— C’est ici, observa Madeleine, qu’est né Monseigneur Bourget.

Le détective et la jeune fille entrèrent alors dans la maison. Une lourde paysanne, fille du père Latulippe, vint à leur rencontre. Sur ses traits, se lisait la plus grande perturbation ; si bien que Madeleine ne put s’empêcher de lui demander :

— Mais qu’y a-t-il, chère Madame Bégin ?

— Oh ! je ne sais si mes inquiétudes sont