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LE MASSACRE DE LACHINE

de trois ou quatre lieues, par quelques soldats pour le protéger contre le Serpent dont il n’avait aucune merci à attendre. Le vieux soldat exprima l’opinion que le prisonnier était un homme influent chez les Hurons, et toutes les personnes familières avec les mœurs des sauvages purent s’apercevoir qu’il ne se trompait pas. Le silence de cet homme n’avait rien d’étonnant. Il avait évidemment manqué son coup ; de là son silence relativement à lui-même et à ses projets.

Tout à coup le Serpent s’avança. « L’espion, vociféra-t-il, ne doit pas être libéré. Il m’appartient, à moi le chef des Abénaquis. Il a tué un des miens, il faut que je le tue. Telle a été la coutume longtemps avant que nos amis les Français vinssent visiter notre tribu. J’ai trois cent cinquante guerriers ; ils vous apportent des provisions et des fourrures ; ils rament sur vos canots ; ils vous indiquent les endroits où se cachent vos ennemis. Ils se battent pour vous. Si vous mettez cet espion en liberté, ma nation et moi-même nous vous quitterons pour toujours, et dès demain. Nous sommes vos protecteurs ; si nous vous abandonnons, les Iroquois vous dévoreront. Si nous partons, ils couvriront leurs wigwams des chevelures de vos guerriers. Rendez-moi mon prisonnier ou courbez la tête sous les haches des Iroquois ! »

Le marquis et les membres du conseil étaient exaspérés et dégoûtés des insolentes menaces du chef des Abénaquis. La seule personne qui semblait indifférente dans la salle était le Huron lui-même.

« Prisonnier, dit le marquis d’un ton plus élevé et avec une certaine agitation, dites-nous qui vous êtes ; expliquez-nous ce qui vous a amené ici, et ce vantard qui ose menacer le représentant de la France et les officiers qui commandent l’armée française en Canada, va vous voir immédiatement libéré. »

Le conseil exprima hautement son approbation des sentiments exprimés par le marquis.

« Parlez, s’écria M. de Callières. Répondez à ce que l’on vous a demandé et dès demain je vous ferai donner un uniforme et vous enrôlerai dans mon régiment, comme grenadier ».

Le Huron sourit légèrement, puis reprenant tout à coup un air sérieux, il dit d’un ton calme :

« Le Huron est reconnaissant aux chefs des guerriers blancs. Mais l’aigle n’a jamais demandé grâce au corbeau. Le Huron ne remuera pas même le petit doigt de sa main gauche pour arracher sa vie au Serpent. »

Grand fut le désappointement du conseil. Le prisonnier refusait la seule chance de salut. Il restait seul à blâmer, son obstination à ne pas s’expliquer semblait le conduire à sa perte. Il fut entraîné hors de la salle du conseil par le Serpent et ses guerriers, mais non pas sans que le marquis, sur la recommandation de M. de Callières, eût donné ordre à un détachement de soldats de l’accompagner pour le protéger contre la fureur des Abénaquis, dont il avait tué un parent en défendant sa propre vie.

Mais personne au fort Cataraqui, à l’exception du Serpent, ne savait que le prisonnier était le grand chef Huron, Kondiarak, plus connu dans les annales de la colonie sous le nom du « Rat » le même que les historiens appellent « le Machiavel de la forêt ».


CHAPITRE II

LA SALLE À DÎNER


Le soir du jour où avait siégé le conseil de guerre mentionné dans le chapitre précédent, des officiers étaient réunis à souper dans une des casemates du Fort Cataraqui. La place d’honneur était assignée à M. de Callières, et personne ne pouvait mieux la remplir. C’était le type parfait du gentilhomme et de l’officier français bienveillant et courtois avec ses subalternes, affable avec ses égaux et regardé comme un père par ses soldats. À sa droite, le chevalier de Vaudreuil qui s’était fait un nom au siège de Valenciennes et dont quelques descendants gouvernèrent avec éclat la colonie où leur ancêtre était venu combattre. On remarquait encore autour de la table, MM. Lavaltrie, Berthier, Grandville et Longueuil — chacun commandant un bataillon des troupes provinciales — quatre officiers qui ont donné leurs noms à des localités que nous connaissons tous. Le lieut. de Belmont était aussi à table, et vis-à-vis lui se trouvait un lieutenant Vruze, secrétaire militaire du marquis de Denonville. Près de Vruze, était l’un des hommes les plus connus au Fort ; il était quartier-maître. Son nom, tel qu’inscrit sur le bordereau de paie, était Jacques Tambour ; mais les officiers, qui le connaissaient bien, savaient que ce n’était pas là son vrai nom