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SUPPLÉMENT — LA PIPE DE PLÂTRE


LE MENUISIER. — Voulez-vous me faire un petit plan de votre séparation ?

LE DOCTEUR. — Le plan ? Vous voulez dire la cause de notre séparation, c’est une pipe de plâtre.

LE MENUISIER. — Quoi ?

LE DOCTEUR (plus fort). — Une pipe de plâtre.

LE MENUISIER. — Voulez-vous parler un peu plus fort s’il vous plaît.

LE DOCTEUR (hurlant). — Une pipe de plâtre.

LE MENUISIER (avec un petit sourire figé). — Oh, pardon, je ne fais pas les séparations en plâtre. Je ne fais que les séparations en bois.

LE DOCTEUR. — Qu’est-ce qu’il veut dire ?

LE MENUISIER. — Pour les séparations en plâtre, veuillez vous adresser à mon ami, Alfred Gauvin. (Il sort.)


Scène VII

Les mêmes moins le menuisier

LE DOCTEUR (ébahi). — Je ne comprends plus un mot.

PAULINE. — Tu es bête. Cet homme n’est pas un avocat. C’est mon menuisier. Il est venu me consulter pour les nouvelles séparations des chambres.


Scène VIII

Les mêmes, le chef de police et deux de ses hommes

LE DOCTEUR. — La police rendue chez moi… Qu’est-ce que vous voulez ?

LE CHEF. — Mais vous nous avez fait demander.

LE DOCTEUR. — Jamais de la vie.

LE CHEF. — Vous venez de téléphoner.

LE DOCTEUR. — Non, mais perdez-vous la tête ?

LE CHEF. — Il y a certainement quelqu’un de fou ici.

LE DOCTEUR. — Puisque vous y êtes, puis-je me servir d’un de vos hommes ?

LE CHEF. — Pourquoi faire ?

LE DOCTEUR. — Pour aller chercher un avocat.

LE CHEF. — Un avocat ?

LE DOCTEUR. — Oui, je vais vous expliquer. Ma femme… sent l’oignon.

PAULINE. — Tu sens le fond de pipe, la vieille pharmacie.

LE DOCTEUR. — Tu sens l’oignon, tu sens l’oignon ; tu te mets trop de poudre, tu te fardes comme un chromo.

PAULINE. — Maman, maman, je me farde. Il dit que je me farde. Lui, mon mari… C’est révoltant, je me révolte.

LE DOCTEUR. — Elle va faire autant de bruit qu’un régiment de bolshevikis. Je disais donc : Ma femme sent l’oignon. Elle se poudre : elle se farde ; elle veut acheter un piano à queue plus grand que le salon. Il lui faut jeter tous les murs du troisième étage par terre. Oh, tout cela, je le lui pardonne. Mais quand ma femme casse ma pipe de plâtre, n’ai-je pas le droit, chef, de réclamer la séparation de corps ?

LE CHEF. — Pour une pipe de plâtre ?

PAULINE (amenant le chef à l’écart, avec un air mystérieux et secret). — Ne faites pas attention. Mon mari est devenu subitement fou. Il ne pense qu’aux pipes de plâtre.

LE CHEF. — Pauvre homme… Quel fardeau pour vous. (Au docteur) Votre femme me disait justement qu’elle veut, elle aussi, la séparation. Alors c’est entendu, vous vous séparerez.


Scène IX

Les mêmes, le beau-père

LE BEAU-PÈRE (Il entre, une belle pipe de plâtre bien cernée à la bouche). — Qu’est-ce qu’y a qui va mal ici donc ?

LE DOCTEUR. — Une pipe de plâtre, une pipe de plâtre… Ah, mon rêve. Beau-père, faites bien attention. Vous tous, éloignez-vous ; non, non, n’approchez pas. Un faux mouvement, vous pourriez la casser. Allons, beau-père, desserrez les dents tranquillement. Laissez-la venir à moi. Tiens, te voilà, et tu es encore mieux cernée que la mienne. (il la contemple.)

LE BEAU-PÈRE (ébahi). — Si je comprends un traître mot…

LE CHEF. — Chut, chut. Le docteur est devenu subitement fou. Il ne faut pas le contrarier.

LE BEAU-PÈRE. — Pauvre homme, quel fardeau pour Pauline…

LE DOCTEUR. — Approchez, polices. Là, placez-vous chaque côté de moi. Ainsi personne ne me la cassera. (Il regarde l’heure.) Dans quarante-cinq minutes j’aurai gagné ma gageure. D’ici là, à vos postes…

LA BELLE-MÈRE. — Plus de séparation maintenant, je suppose ?

LE DOCTEUR (souriant). — Ah, à présent que j’ai une pipe, nous allons rester ensemble, hein, Pauline ?

PAULINE. — Oui, Albert.

LE DOCTEUR. — Mais dis-moi, je ne sens pas le fond de pipe ?

LE BEAU-PÈRE (riant). — Ma foi, il est fou à lier.

PAULINE. — Non, tu sens bon.

LE DOCTEUR. — Alors, tu ne sens pas l’oignon, toi, je le déclare.

LE BEAU-PÈRE. — L’oignon… mon gendre est mûr.

LE DOCTEUR. — Pas besoin de rire, beau-père. Votre fille aura un piano à queue.

LE BEAU-PÈRE. — Mais mon gendre est devenu une encyclopédie déraillée.

LA BELLE-MÈRE. — Vous êtes réconciliés ?

PAULINE. — Oui.

LE DOCTEUR (souriant). — Oh, yes…

LA BELLE-MÈRE. — Alors, embrassez-vous.

LE DOCTEUR. — Ah, mais non. Elle pourrait me casser ma pipe.

LA BELLE-MÈRE. — Il faut aller souper maintenant. Viens, mon vieux.

LE CHEF. — Je me retire. Bonjour, docteur. Mes meilleurs vœux de rétablissement. Avec les bons soins de votre femme, vous guérirez, vous guérirez.

LE BEAU-PÈRE. — Mon pauvre gendre, va, sois sûr que Pauline saura si bien te soigner que ta maladie ne durera pas longtemps. Tu te rétabliras, tu te rétabliras.

LE DOCTEUR (il les regarde tous l’un après l’autre, ébahi). — Je ne comprends rien… Je ne comprends rien… Mais pas un mot : la chicane reprendrait.

RIDEAU.