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LE MASSACRE DE LACHINE

— Silence ! Isanta, dit Julie doucement : car elle savait la douleur que ces souvenirs apportaient au cœur de la jeune Huronne. Essaie de dormir, Isanta, et quand tu te réveilleras, je te chanterai la chanson que tu aimes tant : « La fille du Roi ».

— La chambre devient sombre, ma Julie. Laissez pénétrer un peu de lumière. Je regarderai encore le ciel du côté de l’Orient et je sentirai sur mon visage la brise du lac. »

Julie ouvrit la fenêtre et la jeune Huronne se soulevant lentement et péniblement, avec l’aide de Julie, jeta un long regard vers l’ouest, et d’une voix éteinte :

« Julie, ma sœur, il faut que je chante. »

Julie la regarda avec un étonnement mêlé de crainte et répondit :

« Ma chère Isanta, tu es trop faible pour chanter ; remets ta tête sur l’oreiller.

— Non, non, ma sœur, pas encore. Ma mère, pour m’endormir, me chantait une chanson que je n’ai pu me rappeler jusqu’à présent. Quand j’étais bien, j’ai essayé plusieurs fois à me la rappeler pour vous la chanter, mais je n’ai jamais pu y réussir. Est-ce assez singulier qu’elle me revient toute à la mémoire au moment où je vais mourir ?

— C’est étrange, chère Isanta, mais ne chante pas maintenant — après que tu auras dormi.

— Ma chère Julie, quelque chose me dit de chanter. Écoute, c’est la chanson de ma mère. Mais, dites-moi, le vent ne souffle-t-il pas de l’ouest ?

— Oui, chère Isanta, et ce vent est froid.

— Je ne le trouve pas froid ; ce sera mon compagnon ce soir. Écoutez. »

D’une voix faible et douce, le regard animé de reflets étranges, la jeune fille chanta sur un air mollement cadencé, et dans le langage de sa tribu, les paroles dont voici le sens :

« Les feuilles étaient vertes quand le vent du sud est venu ; — il est venu encore, mais les feuilles étaient rouges : — l’automne leur avait donné son baiser enflammé ; — elles étaient desséchées, elles étaient mortes. — Alors le vent du sud leur dit : « Êtes-vous déjà fatiguées des baisers que j’ai déposés sur vous ? — L’herbe, du moins, en a profité » ; — et il regarda, mais l’herbe était inclinée vers l’ouest.
« Alors je dis : « Ô vent du sud, je t’aime bien ». — « Trop tard, il est trop tard ! me répondit-il. — Car je ne resterai pas plus longtemps dans les bois — je me dirige vers l’ouest. Mais si tu veux venir avec moi, dit-il. Je te prêterai mes ailes et nous irons tous les deux vers le pays où se couche le soleil — le pays où il n’y a point d’ombres si ce n’est quand les rayons de la pleine lune sont endormis. »
« Et que verrai-je dans ces lieux, doux vent du sud ? » — « C’est la terre du Grand Esprit qui sait seul ce que tu verras ; — et dans le pays où se couche le soleil, tous tes rêves deviendront des réalités. — Dans ce pays heureux l’homme rouge et la face pâle sont frères ». — « Alors je lui dis : Doux vent du sud, je pars avec toi. »

En terminant cette dernière strophe, la jeune fille tomba dans les bras de Julie et essaya de dire un dernier mot ; mais ses lèvres blanchies ne purent répondre au mouvement de son cœur. La mort avait soufflé sur elle, le silence de la tombe l’entourait déjà.

Ainsi, à la tombée du jour, le « Lis de la forêt » s’était fermé sous la main des ombres et s’était endormi pour toujours !


CHAPITRE XI

LA SITUATION


Dès que le marquis de Denonville fût parti, les Iroquois, sortant de leurs cachettes dans les forêts, mirent tout à feu et à sang sur la frontière et portèrent la désolation dans toute la colonie. Les tribus des pays des lacs commencèrent à ralentir leur zèle pour les Français. Les Hurons de Michilimakinac, à l’instigation de leur chef Kandiarak, ouvrirent des négociations secrètes avec les Iroquois et saisirent toutes les occasions de manifester leur indifférence pour les Français. Cet état de choses joint au fait qu’une terrible épidémie s’était déclarée parmi les troupes, à leur retour au Fort Cataraqui, engagèrent le marquis de Denonville à renoncer à la seconde campagne qu’il avait projetée contre les Iroquois. Ces derniers, toujours aux aguets, n’eurent pas plutôt connaissance de l’état des choses au quartier-général, qu’ils attaquèrent le Fort Frontenac d’où ils ne furent repoussés qu’avec diffi-