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LE MASSACRE DE LACHINE

tinua M. de Callières, je forcerai le lieut. Vruze à régler avec moi un compte déjà vieux. »

Le lieut. Vruze pâlit et d’une voix tremblante :

« Je n’ai pas la moindre intention d’offenser M. de Callières, reprit-il ; aussi ai-je eu soin de dire que cette partie de la cause touchait plutôt à la morale qu’à la discipline.

— Laissez de côté les considérations morales, dit le chevalier de Vaudreuil, et tenez-vous-en aux questions de discipline. »

Le lieut. Vruze quitta la salle et revint accompagné du Serpent et de deux autres chefs abénaquis.

Le Serpent déclara sans hésiter qu’il avait vu lui-même le lieut. de Belmont mettre le feu aux wigwams.

Les deux autres chefs avouèrent qu’ils avaient vu de Belmont sortir par dessous la palissade et gagner la forêt, et que le prisonnier iroquois le suivait. Ils affirmèrent aussi avoir vu de Belmont et l’Iroquois tenant Isanta, chacun de son côté, et la poussant vers le bord de l’eau où étaient assemblés des guerriers iroquois en grand nombre, avec toute une flotte de canots.

Le lieut. de Belmont répondit brièvement et d’une voix ferme. Il affirma son ignorance complète de toutes les circonstances qui avaient précédé l’évasion. Il nia formellement et avec la plus vive indignation, l’accusation calomnieuse d’avoir conspiré avec le prisonnier pour séduire Isanta. Il raconta ensuite les faits relatifs à l’évasion, à la poursuite du prisonnier, et il dit comment lui-même avait été arrêté et embarqué de force. Puis il relata son voyage sur le lac. Le premier soir, le Huron et ses compagnons débarquèrent pour camper. Pendant qu’ils dormaient, de Belmont se leva et s’empara d’un canot dans l’intention de se rendre au Fort. Au moment où il allait partir, Isanta fit son apparition et le supplia, les larmes aux yeux, de l’emmener avec lui au Fort, car elle sentait ne pouvoir vivre loin de Julie du Châtelet. Il consentit, bien qu’ayant la certitude que sa conduite serait mal interprétée. Il rama toute la nuit ; mais, au point du jour, il s’aperçut qu’il était encore à trente milles au moins du Fort. La vue de quelques canots iroquois l’engagea à abandonner le sien et à gagner la forêt sur la rive sud. Il se dirigea, avec sa compagne, vers la rivière des Sables, base des opérations contre l’ennemi et où il était sûr de retrouver ses camarades. L’ennemi battait les bois dans toutes les directions, et lui et sa compagne n’atteignirent la rivière des Sables qu’après plusieurs jours de marche. C’est en se dirigeant vers le camp qu’ils furent surpris par le Serpent et un parti d’Abénaquis. Le Serpent s’avança vers Isanta, la réclamant pour sa femme, d’après la promesse de la jeune fille, et menaçant de l’emporter à son wigwam. Sitôt que le chef des Abénaquis eût mis la main sur la jeune fille, de Belmont le terrassa ; mais le Serpent, se relevant, prit un fusil des mains d’un de ses guerriers et ajusta l’officier, mais, se ravisant, il tira sur la jeune fille, qui reçut une partie de la charge en pleine poitrine. De Belmont déclara solennellement au marquis et au conseil que le prisonnier en fuite n’était point un Iroquois. C’était un Huron, le chef de huit cents guerriers, le frère d’Isanta, l’ennemi du Serpent, venu au Fort pour tuer le chef des Abénaquis ; c’était le fameux chef connu, parmi les Sauvages, sous le nom de Kandiarak, le même que les colons appelaient « Le Rat ».

Le marquis de Denonville demeura tout surpris, et les membres du conseil se regardèrent avec étonnement ; pendant ce temps, le lieut. Vruze et le Serpent échangeaient un regard de soupçon et de crainte.

« Lieut. de Belmont, dit le marquis, je voudrais savoir si vous avez des raisons suffisantes de croire que le prisonnier en fuite est réellement le chef huron Kandiarak, comme il l’affirme, et non pas un Iroquois.

— J’en suis sûr, répondit de Belmont. Et je demanderai à la cour, non pas comme une faveur, mais comme un acte de justice, qu’avant le prononcé du jugement, le chef huron soit sommé de comparaître pour prouver mon innocence et réfuter le faux témoignage du Serpent et ceux des deux autres chefs abénaquis. Le Huron est le ferme allié des Français, et il répondra à l’appel du gouverneur. »

Le marquis, après s’être consulté un instant avec les membres du conseil, dit à de Belmont :

« En considération de vos services et de votre bonne conduite, le tribunal consent à sommer Kandiarak de comparaître. Mais il est bien entendu que si le chef ne comparaît pas d’ici à trois semaines, la cour devra baser son jugement sur les dépositions entendues. Quant à vous, lieut. de Belmont, vous resterez aux arrêts jusqu’à l’arrivée du témoin que vous avez désigné. »

Le jeune homme remercia, et la séance fut levée.