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LE MASSACRE DE LACHINE

que de guerriers. Personne ne s’aperçoit de mon absence, il en sera de même de mon trépas. Qu’importe si le Serpent me tuait ? Je serais plus tôt hors de son pouvoir. Si tu pleures sur moi, souviens-toi que tu as de plus justes sujets de larmes ; souviens-toi que si les larmes pouvaient ramener les morts à la vie, ils ne sauraient aucun gré à ceux qui les répandent. Tu te marieras ; ta femme sera pour toi plus qu’une sœur ; elle prendra ma place dans ton cœur ; elle sera pour toi le soleil qui reparaît derrière un nuage noir. Elle te rendra père de nobles guerriers comme toi et comme notre frère. Si elle a une fille, tu l’appelleras « Isanta », et quand ses frères te demanderont d’où lui vient ce nom, tu leur raconteras mon histoire. Voilà tout ce que je te demande pour devenir la femme de celui que je hais plus qu’aucun être au monde. Veux-tu me promettre cette récompense ?

— Isanta, semblables discours sont pour moi des paroles en l’air, reprit le Huron, vivement touché mais inébranlable dans sa résolution. Tu ne peux pas devenir la femme de ce chien d’Abénaquis. J’aimerais mieux te voir mourir avec moi dans cette prison. Ainsi promets-moi que, quoiqu’il advienne, tu ne seras pas sa femme. »

La jeune fille comprit, par les paroles de son frère, qu’il nourrissait quelque noir dessein. Elle en fut d’autant plus convaincue quand il lui saisit les deux mains et lui dit d’une voix émue : « Promets-le avant que je te lâche les mains ! »

Le refus n’était plus possible ; elle promit.

« Dis-moi, Kandiarak, pourquoi tu es venu ici et comment tu as été pris, dit Isanta, voulant changer la conversation et faire oublier son marché avec le Serpent.

— Je suis venu ici il y a deux jours pour te trouver, répondit-il ; j’avais cinq canots et soixante guerriers. J’ai débarqué seul, et à l’ombre de la nuit j’ai fait le tour du Fort. J’ai visité le camp des Abénaquis et constaté ses points faibles. Je voulais l’attaquer une heure avant le point du jour. Mais quand je revins vers mes guerriers, l’un d’eux me dit qu’il avait vu des pistes de castor à environ une demi-heure de trajet par eau, de l’endroit où nos canots étaient amarrés. Mes guerriers me demandèrent permission d’aller chasser le castor. Ils me dirent qu’ils reviendraient à temps pour l’attaque. Je leur accordai leur demande, je veillai toute la nuit et les attendis à l’heure dite, mais ils ne revinrent pas. Au lever du soleil, je vis sur le lac, à environ un mille de distance, un canot chaviré. Je me jetai à la nage pour aller voir si c’était un des nôtres ; ce n’en était pas un. Je revins à la côte, et, accablé par la fatigue, je m’endormis. Je fus attaqué par douze Abénaquis ; j’en tuai un et j’en blessai deux. J’aurais continué le combat si la poignée de mon tomahawk ne se fut brisé. Les Abénaquis m’avaient aussi volé mon couteau, et c’est ce qui m’avait éveillé.

— Frère, dit Isanta, les Abénaquis sont amis des Français, et si tu les avais attaqués, les blancs seraient devenus tes ennemis.

— Je m’en soucie peu, répondit le chef. Si les Français eussent dit que j’étais leur ennemi, je me serais réuni aux Iroquois.

— Pensais-tu que j’étais chez les Français ou chez les Abénaquis ? demanda Isanta.

— Avec les Français, car leurs chasseurs me l’ont dit il y a un mois, à notre village, sur le lac.

— Mais si tu avais massacré les Abénaquis et mécontenté leurs amis les blancs, comment m’aurais-tu retirée des mains des Français ?

— Je t’aurais demandée au gouverneur, et s’il m’avait refusé, je t’aurais enlevée pendant que les Français étaient à la poursuite des Iroquois.

— Ô mon frère, dit Isanta d’un air triste, que ne suis-je morte avant que les Français ne se rendent à notre village, sur le lac !

— Pourquoi souhaiter la mort ! tu es trop jeune !

— Parce que si j’étais morte, tu ne serais pas ici au pouvoir du Serpent.

— Si tu veux m’aider, je déjouerai les projets du Serpent. Isanta as-tu le courage qui distingue notre tribu ?

— Si j’ai eu le courage de consentir à épouser notre ennemi, dit la jeune fille avec orgueil, j’aurai celui de sauver autrement mon frère. J’ai vécu longtemps parmi les étrangers, mais je suis toujours la sœur de Kandiarak.

Le chef, ravi de ces paroles, prit la jeune fille dans ses bras et l’embrassa.

— Connais-tu un ormeau qui se trouve sur le bord du lac, à environ deux milles du Fort ? demanda le Huron.

— Cent fois je me suis assise à l’ombre de cet arbre.

— Eh bien ! rends-toi là ce soir, une heure environ après le cou-