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LE MASSACRE DE LACHINE

Le visage de Julie devint pourpre, et elle reprit timidement :

« Comment le saurais-je, Isanta ? Mais pourquoi me faites-vous cette question ?

— Parce que je pensais à mon frère, celui que le Serpent n’a pas pu tuer en même temps que le reste de ma famille, et ce frère aurait vingt-cinq ans s’il vivait jusqu’à la prochaine chute des feuilles.

— Eh bien ! Isanta, je ne sais pas au juste quel est l’âge du lieut. de Belmont, mais j’ai entendu dire à M. de Callières qu’il a de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Mais comment avez-vous appris que votre frère est mort et pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé avant aujourd’hui ?

— Je ne l’ai entendu dire qu’hier. Le Serpent a envoyé un Abénaquis me dire qu’il avait un Iroquois prisonnier, et cet Iroquois aurait dit qu’il avait pris mon frère et l’avait mis à mort. Je ne crois pas à cette nouvelle. Mon frère était un chef trop puissant pour s’être laissé prendre par un Iroquois. Je serais allé voir le prisonnier hier et j’aurais su de lui la vérité, si M. de Callières ne nous eût pas enjoint de rester dans nos chambres jusqu’au départ de l’expédition. Mais je le verrai ce soir à tout prix.

— Vous ferez mieux de rester ici jusqu’à l’arrivée de M. de Callières. Il nous dira tout.

— J’aimerais mieux questionner M. de Belmont que M. de Callières.

— Et pourquoi, Isanta ? demanda Julie en regardant la Huronne d’un air tout à fait étonné.

— Parce que, répondit Isanta, le lieut. de Belmont est beaucoup plus jeune que M. de Callières, et que je suis bien plus à l’aise avec un jeune homme qu’en face d’un vieillard. »

Julie partit d’un grand éclat de rire à ce naïf aveu de sa compagne ; mais se reprenant aussitôt :

« N’aimeriez-vous pas autant interroger M. Tambour que le lieut. de Belmont ? »

Isanta fixa un instant Julie avec un air de gravité et répondit d’un ton emphatique : Non !

— Monsieur Tambour aurait-il eu le malheur de vous déplaire ?

— Jamais. Au contraire, il m’a toujours traitée avec bienveillance. Quand je suis seule, il m’accompagne, et, la semaine dernière, il aurait transpercé le Serpent qui avait osé m’adresser la parole, si je ne l’eusse pas empêché.

— Mais, dites-moi, Isanta, aimez-vous M. Tambour pour tous ces services ?

— Monsieur Tambour me dit que pour tous ses services, il ne demande qu’un sourire de moi. Mais dites-moi, maintenant, si vous aimez le lieut. de Belmont ?  »

À cette question si subite, Julie du Châtelet pâlit et rougit tour à tour. Puis, jetant sur sa compagne un regard significatif :

« C’est une question que je ne me suis jamais faite à moi-même et à laquelle il me serait bien difficile de répondre.

— Si j’étais Julie du Châtelet et si j’aimais le lieut. de Belmont, reprit Isanta d’un air sérieux, je ne laisserais pas ce secret me ronger le cœur, mais je le confierais à Isanta. »

Julie du Châtelet, qui connaissait trop bien la nature franche et ingénue de sa compagne pour se formaliser de ses paroles, mais qui désirait, en même temps, donner un autre tour à la conversation, reprit en souriant :

« Si vous vouliez être franche, Isanta, je vous demanderais une réponse à la même question au sujet de M. Tambour.

— Julie du Châtelet, répondit la Huronne, je ne saurais dire que je l’aime, car ce ne serait pas la vérité.

— Mais vous a-t-il avoué son amour ?

— Bien des fois.

— Et qu’avez-vous répondu, Isanta ?

— Rien ; parce que j’aurais craint de l’affliger, et l’on m’a enseigné à ne pas faire de peine aux autres. »

À ce moment, on entendit à la porte quelques faibles coups précipités, et un instant après entrait M. Tambour, faisant un gracieux salut, qui indiquait qu’il n’avait point passé toute sa vie dans les camps.

« Vous arrivez au bon moment, M. Tambour, dit Julie. Nous sommes très inquiètes d’apprendre quelle est la cause du tumulte ce matin, chez les Abénaquis. Pouvez-vous satisfaire notre curiosité ?

— Avec plaisir, répondit M. Tambour. Le bruit était causé par un prisonnier que le Serpent avait capturé et qui est sorti sain et sauf de l’épreuve de la course terrible. Par mon saint patron, je n’ai jamais vu homme plus brave ni en Europe, ni en Amérique. Non seulement il s’est