devenue une des femmes les plus instruites de la colonie, et, sous ce rapport, elle ne le cédait en rien aux dames les plus accomplies de la cour du roi de France.
La compagne de Julie du Châtelet était une jeune sauvagesse du même âge qu’elle et que l’on appelait Isanta, nom qui, dans le dialecte huron, signifie « lys de la forêt ». Cette jeune fille avait été amenée dix ans plus tôt à Montréal par le Serpent, avec d’autres captifs ; elle appartenait à la nation huronne. Elle était aussi intelligente que belle et avait attiré l’attention de M. de Callières qui résolut d’en faire la compagne de sa pupille. Dans ce but, il paya sa rançon, se chargea d’elle et la fit instruire et baptiser par les missionnaires. Julie du Châtelet se prit d’une vive affection pour la compagne des jeux de son enfance. Travaux, chagrins et plaisirs, tout était commun entre elles : deux sœurs ne se seraient pas aimées davantage.
La jeune Huronne était aimée de tous. Elle commandait l’affection. Simple, vive et sincère, elle était chérie de tous les colons. En outre, parmi les femmes de sa race, c’était une beauté. Ses traits ne présentaient pas les défauts que l’on remarquait chez les naturels de sa tribu ; ils étaient fins, délicats ; on eût dit une femme du midi de l’Europe plutôt qu’une sauvagesse du Canada. Ses yeux surtout, impressionnaient au premier abord. Ils étaient grands et rêveurs, et, par moments, on eût dit que la jeune fille était absorbée par quelque contemplation mystérieuse, céleste. Dans ces instants elle semblait soumise à quelque charme que rien ne pouvait dissiper, pas même la voix douce et joyeuse de Julie du Châtelet. Elle portait le même costume que sa compagne, et, à la grâce naturelle à l’enfant des forêts, elle joignait tous les avantages du maintien d’une Européenne. Le seul indice de son origine était un collier de perles qu’elle portait constamment depuis qu’elle vivait parmi les Européens et qu’elle n’avait jamais voulu quitter, même à la sollicitation pressante de son amie, Mlle du Châtelet.
Rompant le silence qui durait depuis quelque temps : « Je me demande, dit Julie à sa compagne, quelle est la cause du bruit que nous avons entendu ce matin près du Fort ?
— Les Abénaquis se seront enivrés, répondit Isanta.
— Mais on a tiré des coups de feu et nous avons entendu de grands cris, objecta Julie.
— C’est que les Abénaquis, reprit Isanta, auront bu de l’eau de feu et, dans leur ivresse, ils auront pris quelques-uns des leurs pour des Iroquois et tiré sur eux. Ne vous ai-je pas dit, quand nous avons entendu les coups de feu, que le son venait du côté de la clairière ? Or, vous savez que, des deux côtés de la clairière, la forêt s’étend jusqu’au lac, et que, dans le cas d’une attaque, les Iroquois doivent venir par là ?
— Oui, vous m’avez dit cela, Isanta ; mais je ne crois pas que les Abénaquis aient bu, parce que le marquis de Denonville a donné les ordres les plus stricts de ne pas vendre de spiritueux aux sauvages.
— Et les Abénaquis se soucient bien des ordres du marquis ! Quand on refuse de leur vendre de l’eau de feu, ils la volent.
— Ah ! Isanta, vous détestez encore les Abénaquis, et je crains bien que vous ayez oublié les leçons du père Martin qui nous commandent de pardonner à nos ennemis !
— Les Abénaquis ont tué ma mère et ma sœur ; puis-je oublier cela ?
— Et vous vengeriez leur mort si vous le pouviez ? Mais, malgré tous les efforts de nos missionnaires, les Abénaquis sont païens, et vous, vous êtes chrétienne, Isanta.
— J’hésiterais peut-être à venger de ma main la mort de mes parents, mais je ne serais pas fâchée de voir les Iroquois accomplir cette vengeance.
— Hélas ! Isanta, je crains que vous oubliiez les enseignements de notre sainte religion !
— Êtes-vous chrétienne, Julie ?
— J’espère que oui.
— Eh bien ! si vous voyiez le Serpent tuer le lieut. de Belmont comme il a tué mes parents, et si, un instant après, M. de Callières tuait le Serpent, blâmeriez-vous l’acte de M. de Callières ? »
Julie rougit et répliqua, d’un air confus :
« Vous radotez, Isanta, et vous voudriez me faire partager vos folies ! »
La Huronne resta quelques instants silencieuse, puis, tout à coup, elle reprit :
« Quel âge a le lieut. de Belmont ? »