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LE MASSACRE DE LACHINE

sa course le long des rangs ennemis. Cet Abénaquis était suivi à une distance de vingt verges par le Serpent et son frère, deux bons coureurs. Mais le Huron gardait son avance sur le premier des trois coureurs, et aux cris des sauvages et aux applaudissements des soldats français, spectateurs de cette scène terrible, il était arrivé à dix verges de la porte du Fort, lorsqu’il butta contre une souche cachée par les longues herbes, tomba violemment et resta une couple de secondes à terre, comme insensible. Le gros des Abénaquis voyant le Huron poursuivi par le meilleur coureur de leur tribu, et leur chef et son frère — certains d’ailleurs que quand même le prisonnier arriverait au Fort il leur serait rendu, les Abénaquis avaient abandonné la poursuite et poussèrent un cri de triomphe quand ils virent leur ennemi à terre. Mais ce fut une courte joie. Le Huron était debout avant que l’Abénaquis l’eût rejoint. Au grand étonnement de tous, au lieu de continuer sa course, il se retourna vers son ennemi. Ce mouvement semblait insensé, car le Huron n’avait qu’un bâton et l’Abénaquis avait son tomahawk et son couteau. Se rejetant en arrière, tout le poids de son corps portant sur la jambe gauche, le Huron attendit fermement l’attaque. Les soldats du Fort, bien que persuadé que la lutte allait se terminer par la mort du chef Huron, ne purent s’empêcher d’applaudir chaleureusement. L’Abénaquis s’approcha et s’élança de toute sa force vers le Huron avec son tomahawk à la main et menaçant d’un coup terrible la tête de son adversaire. Mais le Huron s’était jeté de côté, et avant que l’Abénaquis eût pu se préparer à frapper un autre coup, le Huron lui avait brisé le crâne d’un coup de bâton. Se penchant sur son ennemi insensible, le vainqueur lui arracha le couteau et le tomahawk. Cela fait, il scalpa l’Abénaquis malgré les cris furieux de toute la tribu qui maintenant se dirigeait en masse vers le Fort. Après avoir agité en l’air la chevelure sanglante de son ennemi, pour faire encore enrager davantage les Abénaquis, le Huron se préparait à faire face au Serpent et à son frère, lorsqu’une douzaine de soldats français le saisirent et l’emmenèrent au Fort. Mais avant de franchir le seuil, il parvint à dégager son bras droit et, d’une main sûre, lança son tomahawk au Serpent, qui le reçut en pleine poitrine et tomba comme une masse de plomb. « Ha ! ha ! s’écria le chef huron, c’est la seconde fois que j’atteins le Serpent, la troisième fois ce sera pour lui la mort. »

Puis le guerrier huron franchit le seuil de la porte qui se referma derrière lui : il était, pour le moment, hors des atteintes de ses ennemis.


CHAPITRE IV

JULIE ET ISANTA


Dans une chambre contiguë à celle de M. de Callières, deux jeunes filles étaient assises et discutaient, à voix basse et tremblante, la cause du tumulte que l’on entendait près du Fort. Toutes les deux savaient que l’on préparait une expédition contre les Iroquois, mais elles étaient bien sûres que le départ n’avait pas encore eu lieu, car M. de Callières les en aurait informées la veille au soir. Elles s’étaient demandé si le tumulte n’était pas causé par une attaque des Iroquois ; mais la présence de la plus grande partie des soldats à l’intérieur du Fort était un indice certain que ces terribles sauvages n’avaient pas encore fait leur apparition. Après s’être perdues en conjectures, les jeunes filles se résignèrent à attendre l’explication que leur donnerait M. de Callières, leur protecteur, à qui elles s’en rapportaient pour toutes les nouvelles à l’intérieur et à l’extérieur du Fort.

Julie du Châtelet, dont nous avons déjà mentionné le nom, venait d’avoir dix-huit ans, l’âge où la jeune fille devient femme par le caractère. Elle était grande, mais parfaitement proportionnée. Son visage ovale joignait une grande beauté à une expression de douceur inaltérable. Ses yeux grands, noirs et vifs étaient ombragés par de longs sourcils. Sa chevelure noire et épaisse tombait en touffes brillantes sur un cou d’une blancheur d’ivoire. Mais ce n’était pas seulement par sa beauté que Julie du Châtelet commandait l’admiration de tous ceux qui l’entouraient. Dès l’enfance, son esprit avait été nourri de ces connaissances solides qui permettent à une femme de ne pas toujours rester absorbée par les conversations frivoles des salons et de se livrer à des occupations plus sérieuses que la broderie et autres passe-temps frivoles. M. de Callières, qui, dans sa vie active de soldat, n’avait jamais oublié ses auteurs classiques, s’était muni d’une collection de bons auteurs qu’il regardait comme la plus précieuse partie de ses bagages et qu’il emportait dans tous ses voyages. Sa pupille, Julie, avait accès à cette bibliothèque : M. de Callières se faisait un plaisir d’agir comme son précepteur, et, en son absence, il était remplacé par un des chapelains des troupes. La pupille de M. de Callières était