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LE MASSACRE DE LACHINE

d’aujourd’hui. Il me permettra même d’exprimer l’espoir que cet honneur sera pour lui une nouvelle recommandation aux yeux de Mlle Julie du Châtelet. »

Ici de Belmont intervint. « Je ne permettrai pas au lieut. Vruze, s’écria le jeune homme d’une voix agitée, de traîner le nom de Julie du Châtelet dans aucune conversation à laquelle il prendra part et dont je serai témoin. Le lieutenant a toujours joui d’une réputation de prudence. Qu’il prenne garde que le vin et le souvenir de son désappointement ne le fassent s’écarter ce soir de cette sage et précieuse habitude. »

Le lieut. Vruze, après quelques instants de silence, reprit, du ton le plus calme et le plus provocant : « Mais pourquoi le lieut. de Belmont s’intéresse-t-il à Mlle Julie du Châtelet ? Il ne la connaît pas plus que moi. De fait, qui, dans le Fort, connaît ses ancêtres et sait de quel droit elle ajoute à son nom la particule qui distingue la noblesse ? Nous savons tous qu’elle est la pupille de M. de Callières mais ce monsieur n’est pas obligé de nous montrer son arbre généalogique. Il pourrait néanmoins…

— Assez ! monsieur, assez ! cria, du bout de la table M. de Callières, qui, malgré l’empire qu’il avait toujours sur lui-même, ne pouvait pas supporter plus longtemps les lâches insinuations de Vruze.

Le vétéran était pâle de colère. Vruze, ne pouvant supporter son terrible regard, fixait quelqu’objet imaginaire sur le mur en face de son siège. Le jeune de Belmont tremblait de rage, et tenait attaché sur Vruze un regard terrible, semblable à celui de la bête féroce qui guette sa proie.

De Callières prit la parole : « Je n’ai pas l’intention, dit-il, de satisfaire l’ignorante curiosité que le lieut. Vruze vient d’exprimer d’une façon si malicieuse. Mais il y a ici d’autres personnes qui aimeraient peut-être à entendre expliquer ma position vis-à-vis de Mlle du Châtelet ; je m’adresse donc à ces personnes et non au lieut. Vruze. Cette demoiselle est noble par son père et sa mère. Son grand’père paternel, qui appartenait à la meilleure noblesse de Bretagne, offensa le cardinal Richelieu, ses biens furent confisqués et il fut enfermé à la Bastille, où il mourut de désespoir, il ne laissait qu’un fils. Ce jeune homme, après avoir recueilli quelques faibles débris de la fortune de son père, se maria. Sa femme mourut quelques mois après avoir donné naissance à une fille. M. du Châtelet, pour bannir le chagrin qui l’oppressait, embrassa la carrière militaire. Nous étions officiers dans le même régiment, et il m’avait pris pour confident de toutes ses peines. Souvent il me demandait que, dans le cas où il mourrait avant moi, je voulusse bien me constituer le tuteur de son enfant. Le jour où nous prîmes Valenciennes, lui et le chevalier de Vaudreuil, ici présent, montèrent ensemble à l’assaut. Mais, moins heureux que le chevalier, M. du Châtelet paya de sa vie son courage héroïque. Comme nous le retirions de dessous un tas de morts et de blessés, il put encore dire ces seuls mots : « Soyez le père de ma Julie. » J’ai essayé d’accomplir la dernière volonté de mon ancien compagnon d’armes. J’ai amené Mlle du Châtelet avec moi lorsque j’ai quitté la France avec mon régiment pour le Canada. Je l’aime comme si elle était ma fille ; je n’ai pas d’autres parents, et j’ai concentré sur l’enfant de mon ami défunt tout ce qui peut rester de tendresse dans le cœur d’un vieux soldat. Voilà, messieurs, en peu de mots, l’histoire de Julie du Châtelet.

— Et si, ajouta le chevalier de Vaudreuil en regardant Vruze avec un air de dédain, s’il existait en Canada, ou même en France, un seul homme qui osât mettre en doute la parole de M. de Callières ; je puis garantir ici la parfaite exactitude de ce qu’il vient de dire. Je pourrais même ajouter ce que sa modestie l’a empêché de dire ; c’est que, s’il n’eût pas accompli, avec la plus grande abnégation, les dernières volontés de son ami, M. de Callières serait peut-être aujourd’hui…

— Assez ! assez ! M. le chevalier, interrompit le vétéran, changeons de conversation. »

À ce moment, on frappa à la porte et un planton vint dire que le marquis désirait voir M. de Callières et le lieut. Vruze. Le vétéran installa le chevalier à la place d’honneur et, précédé du lieut. Vruze, il quitta la salle.

« Messieurs, dit Jacques Tambour qui s’était installé à la place du lieut. Vruze sitôt que la porte eut été fermée sur ce personnage, les événements de ce soir me font décidément croire à la migration des âmes.

— Il n’est pas difficile de vous convertir, monsieur Jacques, reprit le chevalier de Vaudreuil, mais comment êtes-vous arrivé à cette nouvelle croyance ?

— D’une manière très facile et très rationnelle, répondit monsieur Jacques en se servant un verre de vin. Les meilleurs historiens — ces hommes qui n’ont jamais vu les pays qu’ils décrivent et s’arrangent toujours de manière à venir au monde mille ans après les événements qu’ils entreprennent de raconter — les meilleurs historiens nous informent que les Égyp-