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LE MASSACRE DE LACHINE

et que, par la naissance et l’éducation, il était leur égal. Il semblait le favori de tous, et n’avait, au Fort, que deux ennemis jurés — le lieut. Vruze, dont nous venons de parler, et le Serpent, chef des Abénaquis. L’opinion générale voulait que Tambour fut devenu l’ennemi du lieut. Vruze parce que, sous le prédécesseur du marquis de Denonville, il avait refusé de s’associer avec le lieutenant dans une opération malhonnête ayant pour objet le commerce de pelleteries. La suite de ce récit fera voir pourquoi il était l’ennemi du Serpent.

Le lieut. de Belmont, qui était le plus jeune officier présent, se trouvait plus mal à l’aise que jamais dans cette réunion. Il savait que son intervention en faveur du prisonnier huron avait été le thème des conversations de ses camarades et que l’éloge à lui adressé par le marquis avait été répété de bouche en bouche. Cependant, avec la modestie qui caractérise le vrai mérite, il s’abstenait de prendre part à la conversation, de peur que les événements du jour ne fussent amenés sur le tapis.

L’œil exercé de M. Callières lui fit de suite apercevoir que le jeune homme était plus réservé que de coutume. Le vétéran avait tout de suite deviné la cause de cette réserve, et pour faire revenir de Belmont à lui-même, il commença une attaque directe contre le rempart derrière lequel la modestie du jeune homme s’était retranchée.

« Lieut. de Belmont, dit le vétéran, vous avez accompli un acte des plus méritoires. Mais, à l’avenir, prenez garde de vous signaler, car vos amis vous verraient avec peine devenir muet pour payer votre gloire. »

Un rire général accueillit cette saillie ; mais c’était un rire tout inspiré par la bienveillance.

« M. de Callières, répondit le lieut. de Belmont, si je suis un peu silencieux ce soir, c’est que l’acte que j’ai fait aujourd’hui ne me semble aucunement mériter un éloge spécial. J’ai suivi par hasard la foule des Abénaquis, qui menait le prisonnier à la salle du conseil. J’ai entendu le Serpent dire à l’un de ses compagnons, dans la langue des Abénaquis, que pour faire voir combien il était indépendant des Français, il avait résolu de tuer le prisonnier en présence du gouverneur lui-même. Craignant que les mesures de rigueur que le marquis aurait à prendre en pareil cas n’eussent pour effet de nous aliéner les Abénaquis, à la veille de notre expédition, je résolus de surveiller tous les mouvements du Serpent. Mais je suis sûr que tout autre officier du Fort aurait agi comme moi, dans ma position, et n’aurait considéré la chose que comme une affaire très insignifiante.

— Bien dit, fit observer le chevalier de Vaudreuil. La perception des dangers qui nous entourent, la présence d’esprit et la promptitude d’action sont les traits qui caractérisent le véritable soldat.

— Naturellement, fit observer le lieut. Vruze, M. de Callières et M. de Vaudreuil parlent d’autorité. Mais le lieut. Belmont et trois ou quatre autres officiers ici présents ont l’avantage sur nous, qui sommes nés en Europe et n’avons jamais combattu que des peuples civilisés. Ces messieurs ont toujours été en rapport avec les sauvages, et ils connaissent leurs habitudes mieux qu’aucun Européen ne peut jamais espérer de les connaître. Le lieut. de Belmont ou quelques-uns de ses confrères rendraient un grand service à l’administration de la guerre, en France, s’ils publiaient un volume sur la tactique des sauvages. »

Ces paroles furent dites d’un ton moqueur, auquel la mine renfrognée du lieut. ajoutait une amertume évidente.

Le lieut. de Belmont et les capitaines Lavaltrie et Berthier s’étaient levés. Mais un mot de M. de Callières les fit reprendre leurs sièges. « Lieut. de Vruze, dit le vétéran, parlant avec lenteur en pesant toutes ses paroles, il peut vous être agréable de rire des soldats canadiens et de la tactique des sauvages. Mais si un soldat canadien s’était trouvé dans les mêmes circonstances qu’un officier que je connais — c’est-à-dire dans les tranchés devant Namur, il n’aurait pas tourné les talons à l’ennemi qui faisait une sortie, et ne serait pas allé se réfugier derrière les voitures à bagages. »

Le lieut. Vruze devint pâle et ne répondit pas. Il savait fort bien que de Callières connaissait son histoire et que le silence était pour lui le meilleur parti à prendre.

« Je suis fâché, continua le vétéran, qu’un incident désagréable se soit produit à une table que je préside, mais je recommanderais au lieut. de Vruze de modérer désormais ses dispositions à la satire.

M. de Callières — dit le lieut. Vruze, qui avait eu le temps de reprendre son sang-froid — me permettra d’ajouter que tout homme qui a un peu vu le monde, en dehors de la vie des camps, ne saurait prendre une plaisanterie faite en bonne part pour une satire. Quant à moi, je n’envie aucunement au lieut. de Belmont l’honneur qui lui vaut l’incident