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LA CEINTURE FLÉCHÉE

chaud mackinaw au collet relevé. Sa figure était à demi cachée sous un épais casque de fourrure que la vieillesse rendait innommable. Sa voix était rude comme celle des coureurs des bois, rude à faire peur à un enfant.

Il monologuait :

« Ma femme aurait dû venir à cette veillée. Mais Philomène est comme ça ; elle ne veut jamais sortir. Pas moyen de la décoller de la maison. Son mari n’est pas si bête. Il ne manquerait pas une veillée où il y a du whiskey, peut-être du rhum ! Il serait bien fou de le faire, hein ? Cerf-volant, ma bonne bête ! Allons, chevreuil, je t’ai baptisé Cerf-Volant. Fais honneur à ton nom ; vole, vole. Plus vite encore. Nous sommes encore à 20 bons milles de chez le père Lacasse. Il fait déjà sombre. La nuit va bientôt tomber. Si le temps se couvre, il va faire noir comme chez le diable. Faudra aller doucement. Gagnons du temps en attendant. Hope-là, vite, au galop ! Cerf-Volant ! Remue-toi, Pommette ! »

Activés par la voix de leur maître, les deux chevreuils dociles augmentèrent de vitesse.

La traîne-sauvage bondissait ne faisant qu’effleurer la neige. À chaque cahot, l’homme devait user de toutes les ressources de son expérience pour ne pas rouler dans le champ. Il tenait les rênes serrées sans trop tirer de peur de déchirer la gueule tendre des chevreuils.

À un moment, il enleva l’épaisse couverte de fourrures qui lui recouvrait les pieds et se les frotta :

« Ah ! dit-il, Philomène avait raison. J’aurais dû mettre une autre paire de bas de laine. Les orteils commencent déjà à me geler. Faut l’admettre, les femmes ont parfois du bon sens. »

Il était botté de souliers mous en grosse vache huilée. Comme il se frottait les pieds, il releva son casque d’un mouvement instinctif, pour se gratter, et sa figure apparut, sombre, dure, terrible, mais non repoussante. Il avait des yeux noirs, profondément noirs. La vie qu’il menait, celle de coureur des bois, avait basané sa peau, l’avait endurcie, noircie et lui avait donné un aspect éternellement sale.

Le voyageur solitaire qui rencontrait Jérôme Fiola et le regardait, filait son chemin plus rapidement, pendant qu’un frisson de peur le glaçait.

Cependant, dans la poitrine de cet homme à figure rébarbative, battait un de ces grands cœurs comme on ne sait plus en faire dans les villes.

Il exerçait le métier de guide pour les chasseurs nombreux qui parcouraient l’immense forêt de Rimouski. Un jour, un de ces chasseurs mourut et lui légua la somme de $1000. Jérôme Fiola monta à Québec avec $500 et prit une magistrale brosse de deux mois et demi. À son retour, il donna $200 à sa femme et $300 au curé. Les chasseurs le comblaient d’argent et de cadeaux. Jamais sa Philomène n’avait manqué de quoi que ce fût. On s’arrachait ses services ; car c’était le meilleur guide de la région. Avec lui, « on était sûr de tuer », suivant le langage des bois. Si on lui disait : « Je veux abattre un orignal et deux chevreuils » Jérôme répondait : « On les abattra ! » Et on les abattait.

Fiola était de descendance sauvage. Son père était un pur huron de Lorette qui avait quitté sa réserve pour venir s’établir à Sainte-Blandine de Rimouski, pendant sa jeunesse.

Le père Fiola, comme ses ancêtres, se refusa toujours à cultiver la terre. Ses plaisirs favoris étaient de pêcher, de chasser et de battre sa femme. Il appréciait surtout la chasse et la pêche en temps prohibé.

Dès son jeune âge, Jérôme avait suivi son père dans ses courses à travers les forêts. Il y apprit très vite à chasser la perdrix, le chevreuil et à imiter à perfection le cri de la femelle orignal pour attirer le mâle.

Jérôme n’était jamais allé à l’école. Il ne savait ni lire ni écrire. Mais il avait sur les gens et les choses des axiomes de sage. Le chasseur redevenu avocat le citait dans ses plaidoiries et l’autre redevenu politicien répétait ses pensées sur les tribunes ou au parlement.

Fiola avait maintenant 38 ans. C’était le plus dur marcheur de la région. Mais, en voiture, comme Achille, il était vulnérable au talon et… aux orteils. Il ne cessait de maudire le temps froid, répétant avec une exagération si commune à l’humanité :

« Diable de diable qu’il fait froid ! Je suis sûr que le thermomètre marque 40