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LA CEINTURE FLÉCHÉE

fois aux vues animées, à Rimouski, aux « portraits », comme dit mon père. Là, j’ai vu des détectives. Ils portaient toujours des chapeaux durs. Eh bien ! ce soir, l’étranger avait aussi un chapeau dur. Alors, vous comprenez…

Le vieillard rit fort et bien longtemps :

— Il y a longtemps que je ne me suis pas autant amusé, dit-il à la fin en se tenant le ventre. Ah ! elle est bonne, celle-là.

Puis sérieusement :

— Mais décris-moi donc cet étranger.

— Il avait un pardessus noir, un chapeau dur, je vous l’ai dit, une moustache couleur corneille, une belle figure, des dents très blanches.

— Était-il grand ?

— Oh ! oui, notre père prétend qu’il mesure au moins six pieds. Mais s’il avait voulu se battre, nous sommes de bonnes jeunesses, nous aussi.

— As-tu remarqué s’il portait un signe noir sur une joue ?

— Tiens, tiens, vous me faites rappeler. Oui, oui, il portait bien ça.

Le vieillard pâlit terriblement et s’écria en levant les bras au ciel :

— C’est lui ! Mon Dieu ! préservez-moi.

— Qu’y a-t-il ? monsieur. Qu’y a-t-il ?

Le vieillard se ressaisit vite :

— Oh ! rien, rien. Ne fais pas attention.

— Au fait, monsieur, j’oubliais de vous dire que le premier étranger que nous avons vu il y a deux jours s’appelle Jacques Martial.

— Oui, oui, je le savais. Mon Dieu ! que vais-je devenir ? Jacques Martial et puis l’autre, l’autre ! c’est terrible.


CHAPITRE X

EST-CE UN CRIMINEL ?


— Bonjour, monsieur, fit Jérôme Fiola, surpris et se tenant immobile dans l’embrasure de la porte de sa demeure.

— Vous êtes monsieur Fiola ?

— Oui.

— Le guide ?

— Oui.

— Puis-je vous causer quelques instants ?

Le derby de l’inconnu lui donnait des appréhensions. Comme Gédéon Lepage, il pensait que tous les détectives portaient des chapeaux durs. « Enfin, pensa-t-il, je n’ai pas commis de crimes. » Il cherchait partout dans sa conscience et ne découvrait rien de répréhensible depuis sa fameuse brosse à Québec.

L’étranger demanda :

— Puis-je entrer ?

— Certainement, certainement, monsieur, répondit le guide en faisant un geste rapide et gauche.

Il venait seulement de s’apercevoir qu’il bloquait la porte.

— Je regrette de ne pas pouvoir vous introduire dans notre salon. Mais, vous savez, en hiver, nous ne chauffons pas cette pièce ; ça gaspillerait trop de bois. Je suis donc obligé de vous recevoir dans la cuisine.

Quand ils furent installés tous deux près du poêle à deux ponts, Madame Fiola lavant sa vaisselle dans un autre coin de la pièce, l’inconnu commença :

— J’irai droit au but, dit-il. Il s’agit d’une affaire très grave.

— Mon Dieu ! monsieur, personne n’a été tué, toujours !

— Non, mais l’affaire est presque aussi sérieuse. Il pourrait y avoir plusieurs années de pénitencier pour quelqu’un.

— Sainte-Bénite ! Jérôme, tu n’as rien fait de mal, hein ?

C’était Madame Fiola qui, toute pâle, toute nerveuse, avait parlé.

Jérôme répondit d’une voix qui s’exerçait à ne pas trembler :

— Non, non, la mère, tu devrais connaître bien trop ton mari pour lui demander ça !

L’inconnu dit alors :

— Je suis détective, monsieur Fiola.

— Ah ! je m’en doutais. Votre chapeau dur, vous savez…

L’inconnu fit un signe de tête qui voulait dire qu’il ne comprenait rien à l’exclamation du guide. Puis :

— Un homme bien connu dans la province de Québec, un homme qui occupe une très haute position dans le commerce et dans la finance est accusé d’un vol de $250,000.

— Oui ? fit Jérôme, ben, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse. Il s’agit sans doute d’un des chasseurs que j’ai guidés dans la forêt…

Le guide poussa alors un soupir de soulagement tardif. Enfin, ce n’était toujours pas lui qui était inculpé !

— Mais, vous savez, dit-il, si un de mes