Page:Huot - La ceinture fléchée, 1926.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
LA CEINTURE FLÉCHÉE

sais un livre, souvent je n’y comprenais goutte. Mais dès que maman me donnait des explications, tout devenait lumineux.

La jeune fille dit alors à Jacques en appuyant davantage sur son bras :

— Vous allez la connaître, maman ; vous verrez comme elle est belle et bonne. Ce qui me désole, c’est qu’elle se montre toujours un peu triste. Il y a quelque chose que je ne comprends pas en elle.

Jacques ne put s’empêcher de dire :

— C’est une sainte femme !

— Mais la connaissez-vous ?

— Non ; seulement d’autres m’en ont parlé. Soyez sûre que tous les villageois sans exception ont une très haute estime et un très profond respect pour votre mère.

Alice rougit de plaisir :

— Oh ! que je suis contente, fit-elle.

Puis, se rembrunissant :

— Il y a certainement un gros secret dans sa vie passée. Mais personne ne peut savoir. Je voudrais tant qu’elle me le dise ! Il me semble que si nous étions deux à supporter le fardeau, celui-ci ne pèserait presque plus.

— Ne forcez pas les confidences de votre mère, mademoiselle, dit gravement le jeune homme. Elle a sans doute raison de se taire. Il y a tant de choses qu’ignorent les jeunes filles comme vous !

Alice fit fuser un rire argentin :

— Oh ! dit-elle, mais vous parlez comme maman ! Allons, ne faites pas votre petit père. Il y a bien des choses, aussi, que les jeunes gens ignorent.

Pendant tout le reste du trajet, ce ne fut plus que badinages.

Le soir, confortablement installé dans un fauteuil généreusement coussiné, Jacques fumait une cigarette pendant qu’Alice tapotait de petits airs exquis sur le piano.

Madame Paquin apparut, tristement souriante.

— Savez-vous, dit-elle, que c’est la première, oui, la première fois que je reçois un citadin dans la maison. Oh ! J’ai donné plusieurs veillées à des cultivateurs des alentours. Mais jamais je n’ai reçu ce qu’on appelle dans le village un monsieur.

Elle apparaissait de côté, dans une porte, grande, élancée, dans une robe sombre qui lui allait à merveille.

Un peintre eût adoré ce tableau et l’eût intitulé : « La Souffrance Discrète ! »

En voyant soudain ainsi le profil de cette femme, Jacques sentit un souvenir remuer en sa mémoire.

Pour la seconde fois ce jour-là, il se dit :

« Cette femme me rappelle quelqu’un. Où donc ai-je déjà vu ce profil ? »

Mais cette fois encore son souvenir ne put se préciser davantage.

Alice lui demanda :

— Mais, monsieur Jacques, qu’avez-vous donc à tant songer ?

— Je songe à la délicieuse journée que nous avons passée ensemble et qui se répétera, je l’espère. Vous ne vous objectez pas à de futures rencontres, Madame Paquin ?

— Oh ! non, fit la femme, Alice a si peu de distractions et je suis pour elle une si triste compagne !

CHAPITRE IX

L’HOMME AU CHAPEAU NOIR


Jérôme Fiola venait de quitter la maisonnette du vieillard. Celui-ci se prépara à se coucher.

Tout un travail se faisait dans son cerveau.

Jacques Martial était dans le district.

Que venait-il y faire ?

Sans doute il lui voulait du mal, encore, toujours, lui qui avait été si bon, si dévoué pour le jeune homme !

— S’il allait venir me relancer jusqu’ici, pensa le vieillard.

Il se dirigea immédiatement vers la porte dont il poussa les nombreux verrous qu’il y avait fait affixer.

Puis il se coucha. Mais il ne put dormir. Il voyait toujours l’image de Jacques Martial ; il lui semblait que le jeune homme allait le prendre à la gorge et l’étouffer, là ! Une peur enfantine, atroce s’empara de lui. Il ralluma sa lampe et ne put s’empêcher de scruter tous les coins de la pièce afin de bien s’assurer qu’il était seul.

Soudain, il entendit quelqu’un frapper discrètement à la porte. Il crut d’abord être le jouet d’une illusion et il écouta. Cette fois, les coups dans la porte s’étaient faits plus forts. Puis une voix s’éleva qui criait :

— Ohé ! monsieur, ouvrez la porte aux amis. On gèle dehors.

Le vieillard sourit et poussa un soupir