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existence. Cette femme, cette française, à qui des militaires, des Français donnaient la mer pour tombeau, s’était associée pendant vingt ans aux glorieuses fatigues de nos armées ; pendant vingt ans elle avait porté aux braves sur les champs de bataille de nécessaires secours ou de douces consolations. Et elle… c’est toujours au milieu des siens… c’est par les mains des siens… Lecteurs, qui frémissez au cri de l’humanité outragée, rappelez-vous du moins que c’étaient d’autres hommes, d’autres compatriotes, des camarades qui nous avaient mis dans cette affreuse situation. »

Cet expédient horrible sauva les quinze qui restaient.

« Après cette catastrophe, nous jetâmes toutes les armes à la mer ; elles nous inspiraient une horreur dont nous n’étions pas maîtres.

« Nous avions à peine de quoi passer cinq journées sur le radeau ; elles furent des plus cruelles. Les caractères étaient aigris ; jusque dans les bras du sommeil nous nous représentions le trépas affreux de tous nos malheureux compagnons et nous invoquions la mort à grands cris. Une soif ardente, redoublée par les rayons du soleil, nous dévorait. Nous cherchâmes à nous désaltérer en buvant de l’eau de mer ; ce moyen ne diminuait la soif que pour la rendre plus vive le moment d’après.

« Trois jours se passèrent ainsi dans des angoisses inexprimables. Nous méprisions tellement la vie que plusieurs d’entre nous ne craignaient pas de se baigner à la vue des requins qui entouraient notre radeau…

« Le 17 au matin, le soleil parut dégagé de tous nuages. Après avoir adressé nos prières à l’Éternel, nous partageâmes une partie de notre vin. Chacun savourait avec délices sa faible portion, lorsqu’un capitaine d’infanterie, jetant ses regards à l’horizon, aperçut un navire et nous l’annonça par un cri de joie. La vue de ce bâtiment répandit parmi nous une allégresse difficile à dépeindre. Chacun de nous croyait son salut certain et nous rendîmes à Dieu mille actions de grâces. Cependant des craintes venaient se mêler à nos espérances. Nous redressâmes des cercles de