Page:Hugues - Alexandre Corréard, de Serres, naufragé de la Méduse.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Dans le courant de la journée, un enfant de douze ans, nommé Léon, s’éteignit comme une lampe qui cesse de brûler faute d’aliment. Un peu plus tard, deux militaires s’étaient glissés derrière la seule barrique de vin qui nous restât ; ils l’avaient percée et buvaient avec un chalumeau. Nous avions juré que celui qui emploierait de semblables moyens serait puni de mort. Cette loi fut mise à l’instant à exécution, et les deux infracteurs furent jetés à la mer.

« Nous n’étions plus que vingt-sept. Sur ce nombre, quinze paraissaient pouvoir exister encore quelques jours. Tous les autres, couverts de larges blessures, avaient entièrement perdu la raison ; cependant ils prenaient part aux distributions et pouvaient, avant leur mort, consommer quarante bouteilles de vin. Ces quarante bouteilles de vin étaient pour nous d’un prix inestimable. On tint conseil : mettre les malades à la demi-ration, c’était reculer leur mort de quelques instants : les laisser sans vivres, c’était la leur donner tout de suite. Après une longue délibération, on décida qu’on les jetterait à la mer. Ce moyen, quelque répugnant qu’il nous parût à nous-mêmes, procurait aux vivants six jours de vivres.

« La délibération prise, qui oserait l’exécuter ? L’habitude de voir la mort prête à fondre sur nous, le désespoir, la certitude de notre perte infaillible sans ce fatal expédient, tout, en un mot, avait endurci nos cœurs devenus insensibles à tout autre sentiment que celui de notre conservation. Trois matelots et un soldat se chargèrent de cette cruelle exécution. Nous détournâmes les yeux et nous versâmes des larmes sur le sort de ces infortunés.

« Parmi eux étaient la misérable cantinière et son mari. Tous deux avaient été gravement blessés dans les différents combats. La femme avait eu une cuisse cassée entre les charpentes du radeau et un coup de sabre avait fait au mari une profonde entaille à la tête. Tout annonçait leur fin prochaine. Nous avons besoin de croire qu’en précipitant le terme de leurs maux notre cruelle résolution n’a raccourci que de quelques instants la mesure de leur