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l’avant-veille au matin et ne s’étaient soutenus qu’en avalant un ignoble breuvage composé d’eau et de farine délayée qui avait donné à tous d’effroyables coliques et des crampes d’estomac.

En outre, « la folie des naufragés », qui est une forme de démence cataloguée par la science, s’était emparée de quelques-uns. Comme en extase, ils se figuraient voir dans le ciel des choses étranges, des scènes de meurtre et de carnage ou des femmes aux formes adorables, qui leur envoyaient des baisers. Parfois aussi ils croyaient voir un navire sauveur et, pour y aborder plus vite, ils se jetaient à l’eau. Des hommes allaient, de ci de là, sur le radeau, l’œil hagard, prononçant des paroles sans suite. L’un d’eux, armé d’un couteau, se précipita sur un cadavre et lui enleva un morceau de la joue, qu’il se mit à dévorer. Aussitôt, comme si cet exemple avait été contagieux, une dizaine de soldats se jetèrent sur les corps de leurs camarades tués pendant le combat de la nuit, et, les ayant déshabillés, les coupèrent par morceaux. Ils vinrent en offrir à leurs officiers. Ceux-ci refusèrent, sans avoir le courage de les dissuader de manger de la chair humaine.

Je cite encore ici Corréard : « Nous ne vîmes dans cet affreux repas qu’un moyen déplorable de conservation, et je proposai, je l’avoue, de faire sécher ces membres sanglants pour les rendre un peu plus supportables au goût.

« Le jour suivant se passa encore sans qu’on vînt à notre secours, et la nuit arriva. Nous prîmes quelques instants d’un repos interrompu par les rêves les plus cruels. Enfin le quatrième soleil, depuis notre départ de la frégate, vint éclairer notre désastre et nous montrer dix ou douze de nos compagnons étendus sans vie sur le radeau. Nous donnâmes à leurs corps la mer pour sépulture, n’en réservant qu’un destiné à nous nourrir.

« Le soir, vers quatre heures, un événement heureux nous apporta quelque consolation. Un banc de poissons volants se jeta sur le radeau. Nous nous précipitâmes sur cette proie et prîmes plus de trois cents poissons. Une once de poudre à canon que nous avions fait sécher — car le