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lui… Il sait combien vous l’aimez, et lui vous adore, petite fille, à rendre jaloux les anges du bon Dieu…

— Ô Claire, Claire, qu’il fait bon de vivre !…

— Et vous pourrez être heureuse, Anne, car Paul Rambert ne partira pas. Son bras droit, fracturé dans l’accident d’auto, est suffisamment raccommodé pour qu’il puisse s’en servir, mais il est, de ce fait «  réformé », et vous le garderez, ma petite amoureuse, à vous, bien à vous… Maintenant, vous allez lire ces lettres et papiers, ensuite nous causerons. Pendant ce temps, je cours déjeuner…

« Clair-Ruisseau, le 1er septembre, 1915.

Ceci est l’expression de mes dernières volontés :

Je donne mon âme à Dieu, et le prie de me prendre en sa Divine Miséricorde !

Je lègue tout ce que je possède à mon fils unique Jean Deschâtelets, actuellement soldat dans la Légion Étrangère, en service au front français, Au cas où la mort de mon dit fils Jean précéderait la mienne, j’institue sa fiancée, Anne Mérival, ma légataire universelle, avec charge de remettre la maison de Clair-Ruisseau et ses dépendances à mon neveu Louis Deschâtelets, qui devra lui-même transmettre cette propriété à un descendant mâle afin que le nom reste attaché à cette demeure qui, depuis des générations, abrite des Deschâtelets. Anne Mérival gardera la libre et entière disposition de tout le reste de mes biens, dont elle saura employer une large partie à faire du bien.

Marie-Ange Barré-Deschâtelets. »

Anne évoque la belle tête grave de cette femme qui l’aima et eut confiance en elle jusqu’au bout, et le regret de l’avoir perdue monte en elle, lancinant

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« Claire, ma grande et sage Claire, écrivait Henriette, au moment où vous recevrez cette lettre, vous aurez appris la mort héroïque de Jean, mon Jean, Claire, tout ce que j’aimais dans la vie, tout ce qui faisait la joie de mon cœur s’en est allé… Jean ! Je crie vers lui, et rien ne répond plus à mon appel. Jean est mort, une balle l’a tué, et tandis qu’il mourait, je l’attendais dans ma petite chambre, avec une hâte folle de revoir celui qui fût mon bien-aimé… Ô Claire, se peut-il que tout soit fini, que je ne reverrai plus ses yeux d’amour, que je n’entendrai plus sa voix caressante dire mon nom. Lorsqu’il vint à moi, dès son arrivée à Paris, c’est le souvenir d’Anne qu’il cherchait, d’Anne qui avait été le beau rêve de sa jeunesse, et qu’il avait perdue. Il me parla d’elle avec tendresse. Il avait bien senti par quelles alternatives passaient les sentiments de notre petite amie, et l’affreuse crainte qu’elle avait de le faire souffrir. Lui même n’eut pas le courage de lui avouer, non son détachement, car à ce moment, il l’aimait toujours, mais sa résolution absolue de lui rendre toute sa liberté. Il avait deviné, à de légers indices, vers qui allait le cœur de notre chère Anne, et la pensée qu’elle serait heureuse le consolait de la perdre. Il avait un cœur parfait, Claire, et on pouvait lui donner toute sa confiance. Je fis plus, je lui donnai tout mon amour. Perdus, tous deux, dans ce grand Paris tout nous parlait de douleurs, nous ne rencontrions que des femmes en deuil et des soldats exaltés de patriotisme, nous nous serrâmes l’un contre l’autre. Il ne savait pas que je l’aimais, il le comprit le jour où lui-même subit l’entraînement. Quels souvenirs je garde, Claire, qui seront dorénavant toute ma vie ! À chaque permission il accourait à Paris, et de plus en plus notre amour grandissait. Nous avions tous deux vaguement conscience qu’il fallait confesser à Anne ce qui se passait, mais les jours passaient, et nous n’en avons rien fait. Vous savez qu’il fut blessé dés sa pre-