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rents… La maîtresse d’école était partie parce qu’elle avait battu Tit Louis avec une hart, et que le père de Tit Louis l’avait insultée. Puis l’enfant interrogea Anne :

— Venez-vous pour rester. Mam’zelle Anne ? Et c’est-y vrai que vous allez vous marier avec le Docteur Deschâtelets ? C’est un beau garçon, le docteur, fit-elle, d’un ton entendu. Puis, c’est un vrai monsieur, qui n’est pas fier, et qui parle au pauvre monde, comme si c’était du monde riche.

Anne savait que l’enfant irait colporter partout sa réponse, elle eut soin de l’esquiver.

— Me voici arrivée, petite Louise. Tu diras à ta maman qu’elle a une gentille petite fille, et que j’irai la voir bientôt.

— Maman sera bien contente, parce qu’elle reçoit la gazette où vous écrivez, et qu’elle aime bien la lire.

Anne fut touchée de cet hommage naïf qui lui sembla la pensée de tout son village.


Madame Deschâtelets, la main abritant ses yeux, regardait monter Anne vers la maison. Elle eût, en la reconnaissant, un grand cri joyeux :

— Vite, Jean, viens voir qui nous arrive !

Dans un élan de tendresse, elle pressa Anne sur son cœur, puis à Jean accouru, et qui, restait embarrassé elle cria :

— Mais, embrasse-là, voyons, il y a des mois que tu ne l’as vue… En voilà des manières !

— Nous ne vous attendions que ce soir, ma petite, et nous mettions tout en toilette pour que la maison ait un air de fête. Regardez Philippe qui lave l’auto dans la cour. Il astique ferme, le brave gâs, c’est sa façon de montrer comme il est content, lui aussi, de vous voir… Mais elle n’a pas déjeuné, cette petite-là, s’avisa-t-elle. Jean non plus. Vous allez donc manger tous les deux, de bons œufs, du beurre frais, de la crème douce, puis des confitures… Les aimez-vous toujours, Anne ?

— Surtout les vôtres, Madame, nulle part je n’en ai goûté de meilleures.

Anne expliqua l’heure tardive de son arrivée, sa visite à la vieille maison, sa joie de trouver tout en ordre… Et levant les yeux vers Jean qui la regardait extasié :

— C’est vous, Jean, qui m’avez ainsi préparé le retour… Je vous remercie.

— Il était tout simple qu’il agit ainsi, répondit sa mère, et j’espère que tout le long de sa vie, il songera à votre plaisir.

Les paroles si simples de la douce femme avaient l’autorité d’une décision. Évidemment, ce mariage sur lequel elle avait édifié l’avenir de son fils, était lié à toutes ses pensées comme à tous ses projets, et rien ne l’en pourrait désintéresser.

Elle vit Anne pâle d’émotion, et la crut bouleversée par ce retour vers la maison où elle avait tant de souvenirs. Cette femme, qui n’avait vécu que par le cœur, ne pouvait rester insensible à un tel sentiment, et ses attentions envers la jeune fille se firent plus tendres, plus maternelles.

Jean avait compris que, pour ne pas alarmer sa mère, il devait feindre la gaieté qui était si loin de son esprit, et, dans l’atmosphère qu’on lui créait ainsi, l’âme endolorie de la visiteuse se rassérénait. Elle vivait au jour le jour.

« Comme il ferait bon, pensait-elle, de n’avoir connu que ces tendresses-là, et de pouvoir s’arrêter ici pour toute sa vie. »

Jean et Anne eurent tous les loisirs de se parler, mais ils ne se dirent rien. Tous deux pensaient « demain », dans le besoin de retarder le déchirement de la séparation. Je parlerai avant de partir, se disait Anne, tandis que Jean songeait qu’il ne pourrait dire le mot qui provoquerait la définitive rupture. Dans leur pensée, tout était fini du beau roman de leur jeunesse, mais ni l’un ni l’autre ne voulait parler le premier. Anne s’exaspérait de sa lâcheté, et ainsi elle arriva à quelques jours du départ, sans avoir rien dit.

Elle savait, par une lettre de Daunois que Paul Rambert avait reçu ses fleurs, et sa pensée