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Anne, et seule avec ce jeune homme ? Que pensera Jean en l’apprenant ? N’aura-t-il pas raison d’être triste, de douter de toi ? Vous vous êtes promis l’un à l’autre un amour profond… Il compte sur toi aveuglément. N’aurait-il pas le droit de se trouver un peu trahi, s’il apprenait ta fugue de ce soir. Car c’est une fugue, et tu es trop intelligente pour n’en pas saisir toute la gravité… D’abord, ces Rambert ne te connaissent pas ; ils s’étonneront de te voir en compagnie de ce jeune homme qui n’est ni un frère, ni un cousin, ni un fiancé. Un camarade, je le sais bien, mais tu n’as ni l’âge, ni l’allure, ma petite, qu’il faut pour courir les bals sous une telle escorte…

— Henriette, je t’en prie, n’insiste pas, j’ai promis d’aller à cette soirée, je suis toute prête pour le départ. M. Daunois sera ici dans quelques minutes. Ce n’est pas la peine de me dire tout cela. Si tu voulais me sermonner, que ne l’as-tu fait plus vite ? Maintenant, il est trop tard.

— Mais non, il n’est pas trop tard. Tu peux prétexter une migraine, un malaise, que sais-je ?…

— Je ne prétexterai rien du tout, Henriette, car je veux aller à ce bal. Je viens de comprendre jusqu’à quel point j’y tiens, en écoutant toutes tes objections. Tout d’abord, la pensée de faire plaisir au camarade qui me le demandait m’a seule guidée, mais je m’aperçois que j’y tiens pour moi-même maintenant… que je veux y aller… Oui j’ai besoin d’être jeune, au moins quelques heures dans ma vie, de connaître le monde, le vrai, celui qui brille, celui qui embaume, celui que j’ai toujours ignoré…

— Mais à quoi bon, Anne, à quoi bon ?… Pour garder du regret de l’avoir si peu fréquenté ? Car dans deux mois, Jean sera médecin, et c’est tout de suite qu’il va te demander de partager sa vie. Tu lui as promis. Tu partiras donc, et à quoi t’aura servi, je te le demande, d’avoir frôlé un monde que tu ne reverras plus jamais ?… Anne, pardonne-moi, si je te l’avoue, mais il y a des moments où je ne te reconnais plus, des moments où tu m’apparais étrangère, si différente de la petite fille que j’ai connue là-bas… J’ai peur, alors, de ce qui va venir. Peur que tu ne puisses plus aimer Jean, le pauvre Jean qui n’a jamais pensé qu’à toi, et qui mourrait de te perdre…

— Je ne sais plus bien à quoi je pense, Henriette, je ne sais plus ce que je veux. Les lettres de Jean, toutes pleines de reproches, m’irritent encore plus qu’elles ne m’attristent… Nous ne nous comprenons plus. Et je me demande si jamais nous nous sommes compris. Si loin que je me rappelle, Jean et moi, nous nous sommes aimés… Mais Henriette, je ne sais plus bien ce que je désire, et j’ignore ce que je veux… Demain viendra l’échéance, tu sais laquelle, et je me demande avec terreur si je pourrai payer… Je me sens emportée dans un autre rêve, dont Jean est totalement absent. Et ce rêve est encore imprécis… Je n’aime personne autre que Jean, mais comprends-tu l’horreur où je me débats, le sentiment que je donne à mon fiancé, ce n’est pas de l’amour, appelle-le de tout autre nom qui sera doux et tendre. Mais l’amour, vois-tu, cela emporte toutes les résistances, cela détruit toutes les ambitions, cela balaie tous les autres sentiments. Si j’aimais réellement Jean, n’est-ce pas, j’aurais, à la pensée de le suivre, une joie indicible ? Eh bien, à la seule idée qu’il viendra bientôt me chercher, me prendre à la vie que je me suis faite et que j’aime, oui que j’aime, une véritable angoisse m’étreint…

— Pauvre Jean ! soupira Henriette.

— Oui, pauvre Jean, mais pauvre Anne, aussi. Car tout ce qui m’arrive, je te le jure, je ne l’ai jamais voulu, et je donnerais tout au monde pour redevenir la petite fille qui, là-bas, s’ignorait… Mais ne crois-tu pas, Hen-