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et dit-on encore qu’un entrepreneur de trains doit avoir trois capitaux, le premier sur le Rhin, le deuxième à terre et le troisième en poche. L’art de conduire parmi tant d’écueils ces effrayants assemblages n’appartenait d’ordinaire qu’à un seul homme par génération. à la fin du siècle dernier, c’était le secret d’un maître flotteur de Rudesheim appelé le vieux Jung. Jung mort, les grandes flottaisons ont disparu.

A l’instant où nous sommes, vingt-cinq bateaux à vapeur montent et descendent le Rhin chaque jour. Les dix-neuf bateaux de la compagnie de Cologne, reconnaissables à leur cheminée blanche et noire, vont de Strasbourg à Dusseldorf ; les six bateaux de la compagnie de Dusseldorf, qui ont la cheminée tricolore, vont de Mayence à Rotterdam. Cette immense navigation se rattache à la Suisse par le dampfschiff de Strasbourg à Bâle, et à l’Angleterre par les steamboats de Rotterdam à Londres.

L’ancienne navigation rhénane, que perpétuent les bateaux à voiles, contraste avec la navigation nouvelle, que représentent les bateaux à vapeur. Les bateaux à vapeur, riants, coquets, élégants, confortables, rapides, enrubannés et harnachés des couleurs de six nations, Angleterre, Prusse, Nassau, Hesse, Bade, tricolore hollandais, ont pour invocation des noms de princes et de villes, Ludwig II Gross-Herzog von Hefsen, Kœnigin Victoria, Herzog von Nafsau, Prinzefsinn Mariann, Grofs-Herzog von Baden, Stadt Mannheim, Stadt Coblentz. Les bateaux à voiles passent lentement, portant à leur proue des noms graves et doux, Pius, Columbus, Amor, Sancta Maria, Gratia Dei. Les bateaux à vapeur sont vernis et dorés, les bateaux à voiles sont goudronnés. Le bateau à vapeur, c’est la spéculation ; le bateau à voiles, c’est bien la vieille navigation austère et croyante. Les uns cheminent en faisant une réclame, les autres en faisant une prière. Les uns comptent sur les hommes, les autres sur Dieu.

Cette vivace et frappante antithèse se croise et s’affronte à chaque instant sur le Rhin.

Dans ce contraste, respire avec une singulière puissance de réalité le double esprit de notre époque, qui est fille d’un passé religieux et qui se croit mère d’un avenir industriel.