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DÉPART DU « CASHMERE »

de l’inconnu, rien n’est plus troublant. L’homme est le patient des évènements. La vie est une perpétuelle arrivée ; nous la subissons. Nous ne savons jamais de quel côté viendra la brusque descente du hasard. Les catastrophes et les félicités entrent, puis sortent, comme des personnages inattendus. Elles ont leur loi, leur orbite, leur gravitation, en dehors de l’homme. La vertu n’amène pas le bonheur, le crime n’amène pas le malheur ; la conscience a une logique, le sort en a une autre ; nulle coïncidence. Rien ne peut être prévu. Nous vivons pêle-mêle et coup sur coup. La conscience est la ligne droite, la vie est le tourbillon. Ce tourbillon jette inopinément sur la tête de l’homme des chaos noirs et des ciels bleus. Le sort n’a point l’art des transitions. Quelquefois la roue tourne si vite que l’homme distingue à peine l’intervalle d’une péripétie à l’autre et le lien d’hier à aujourd’hui. Ebenezer était un croyant mélangé de raisonnement et un prêtre compliqué de passion. Les religions célibataires savent ce qu’elles font. Rien ne défait le prêtre comme d’aimer une femme. Toutes sortes de nuages assombrissaient Ebenezer.

Il contemplait Déruchette, trop.

Ces deux êtres s’idolâtraient.

Il y avait dans la prunelle d’Ebenezer la muette adoration du désespoir.

Déruchette disait :

— Vous ne partirez pas. Je n’en ai pas la force. Voyez-vous, j’ai cru que je pourrais vous dire adieu, je ne peux pas. On n’est pas forcé de pouvoir. Pourquoi êtes-vous venu hier ? Il ne fallait pas venir si vous vouliez vous en aller. Je