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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

roche se faisaient face parallèlement à une distance que le maître-couple de la Durande mesurait presque exactement. Entre les deux Douvres, l’évasement de la petite Douvre, recourbée et renversée, avait donné place aux tambours. Partout ailleurs les tambours eussent été broyés.

La double façade intérieure de l’écueil était hideuse. Quand dans l’exploration du désert d’eau nommé océan on arrive aux choses inconnues de la mer, tout devient surprenant et difforme. Ce que Gilliatt, du haut de l’épave, pouvait apercevoir du défilé, faisait horreur. Il y a souvent dans les gorges granitiques de l’océan une étrange figuration permanente du naufrage. Le défilé des Douvres avait la sienne, effroyable. Les oxydes de la roche mettaient sur l’escarpement, çà et là, des rougeurs imitant des plaques de sang caillé. C’était quelque chose comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie. Il y avait du charnier dans cet écueil. La rude pierre marine, diversement colorée, ici par la décomposition des amalgames métalliques mêlés à la roche, là par la moisissure, étalait par places des pourpres affreuses, des verdissements suspects, des éclaboussures vermeilles, éveillant une idée de meurtre et d’extermination. On croyait voir le mur pas essuyé d’une chambre d’assassinat. On eût dit que des écrasements d’hommes avaient laissé là leur trace ; la roche à pic avait on ne sait quelle empreinte d’agonies accumulées. En de certains endroits ce carnage paraissait ruisseler encore, la muraille était mouillée, et il semblait impossible d’y appuyer le doigt sans le retirer sanglant. Une rouille de massacre apparaissait partout. Au pied du double escarpement parallèle, épars à fleur d’eau, ou sous la lame,