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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

des idiots ! Voir triompher la routine, l’entêtement, l’ornière, l’égoïsme, l’ignorance ! Voir recommencer bêtement les va-et-vient des coutres gothiques cahotés sur le flot ! Voir la vieillerie rajeunir ! Avoir perdu toute sa vie ! Avoir été lumière et subir l’éclipse ! Ah ! Comme c’était beau sur les vagues cette cheminée altière, ce prodigieux cylindre, ce pilier au chapiteau de fumée, cette colonne plus grande que la colonne Vendôme, car sur l’une il n’y a qu’un homme et sur l’autre il y a le progrès ! L’océan était dessous. C’était la certitude en pleine mer. On avait vu cela dans cette petite île, dans ce petit port, dans ce petit Saint-Sampson ! Oui, on l’avait vu ! Quoi ! On l’a vu, et on ne le reverra plus !

Toute cette obsession du regret torturait Lethierry. Il y a des sanglots de la pensée. Jamais peut-être il n’avait plus amèrement senti sa perte. Un certain engourdissement suit ces accès aigus. Sous cet appesantissement de tristesse, il s’assoupit.

Il resta environ deux heures les paupières fermées, dormant un peu, songeant beaucoup, fiévreux. Ces torpeurs-là couvrent un obscur travail du cerveau, très fatigant. Vers le milieu de la nuit, vers minuit, un peu avant, ou un peu après, il secoua cet assoupissement. Il se réveilla, il ouvrit les yeux, sa fenêtre faisait face à son hamac, il vit une chose extraordinaire.

Une forme était devant sa fenêtre. Une forme inouïe. La cheminée d’un bateau à vapeur.

Mess Lethierry se dressa tout d’une pièce sur son séant. Le hamac oscilla comme au branle d’une tempête. Lethierry regarda. Il y avait dans la fenêtre une vision. Le port plein