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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Tel bon cabaretier de Pantin, des Vertus ou de la Cunette, dont l’émeute faisait chômer « l’établissement », devenait léonin en voyant sa salle de danse déserte, et se faisait tuer pour sauver l’ordre représenté par la guinguette. Dans ce temps à la fois bourgeois et héroïque, en présence des idées qui avaient leurs chevaliers, les intérêts avaient leurs paladins. Le prosaïsme du mobile n’ôtait rien à la bravoure du mouvement. La décroissance d’une pile d’écus faisait chanter à des banquiers la Marseillaise. On versait lyriquement son sang pour le comptoir ; et l’on défendait avec un enthousiasme lacédémonien la boutique, cet immense diminutif de la patrie.

Au fond, disons-le, il n’y avait rien dans tout cela que de très sérieux. C’étaient les éléments sociaux qui entraient en lutte, en attendant le jour où ils entreront en équilibre.

Un autre signe de ce temps, c’était l’anarchie mêlée au gouvernementalisme (nom barbare du parti correct). On était pour l’ordre avec indiscipline. Le tambour battait inopinément, sur le commandement de tel colonel de la garde nationale, des rappels de caprice ; tel capitaine allait au feu par inspiration ; tel garde national se battait « d’idée », et pour son propre compte. Dans les minutes de crise, dans les « journées », on prenait conseil moins de ses chefs que de ses instincts. Il y avait dans l’armée de l’ordre de véritables guérilleros, les uns d’épée comme Fannicot, les autres de plume comme Henri Fonfrède.

La civilisation, malheureusement représentée à cette époque plutôt par une agrégation d’intérêts que par un groupe de principes, était ou se croyait en péril ; elle pous-