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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Les chandeliers de l’évêque étaient à leur place sur la cheminée. Il prit dans un tiroir deux bougies de cire et les mit dans les chandeliers. Puis, quoiqu’il fît encore grand jour, c’était en été, il les alluma. On voit ainsi quelquefois des flambeaux allumés en plein jour dans les chambres où il y a des morts.

Chaque pas qu’il faisait en allant d’un meuble à l’autre l’exténuait, et il était obligé de s’asseoir. Ce n’était point de la fatigue ordinaire qui dépense la force pour la renouveler ; c’était le reste des mouvements possibles ; C’était la vie épuisée qui s’égoutte dans des efforts accablants qu’on ne recommencera pas.

Une des chaises où il se laissa tomber était placée devant le miroir, si fatal pour lui, si providentiel pour Marius, où il avait lu sur le buvard l’écriture renversée de Cosette. Il se vit dans ce miroir, et ne se reconnut pas. Il avait quatrevingts ans ; avant le mariage de Marius, on lui eût à peine donné cinquante ans ; cette année avait compté trente. Ce qu’il avait sur le front, ce n’était plus la ride de l’âge, c’était la marque mystérieuse de la mort. On sentait là le creusement de l’ongle impitoyable. Ses joues pendaient ; la peau de son visage avait cette couleur qui ferait croire qu’il y a déjà de la terre dessus ; les deux coins de sa bouche s’abaissaient comme dans ce masque que les anciens sculptaient sur les tombeaux ; il regardait le vide avec un air de reproche ; on eût dit un de ces grands êtres tragiques qui ont à se plaindre de quelqu’un.

Il était dans cette situation, la dernière phase de l’accablement, où la douleur ne coule plus ; elle est, pour ainsi