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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

tournait à gauche, et entrait dans la rue Saint-Louis.

Là il marchait à pas lents, la tête tendue en avant, ne voyant rien, n’entendant rien, l’œil immuablement fixé sur un point toujours le même, qui semblait pour lui étoilé, et qui n’était autre que l’angle de la rue des Filles-du-Calvaire. Plus il approchait de ce coin de rue, plus son œil s’éclairait ; une sorte de joie illuminait ses prunelles comme une aurore intérieure, il avait l’air fasciné et attendri, ses lèvres faisaient des mouvements obscurs, comme s’il parlait à quelqu’un qu’il ne voyait pas, il souriait vaguement, et il avançait le plus lentement qu’il pouvait. On eût dit que, tout en souhaitant d’arriver, il avait peur du moment où il serait tout près. Lorsqu’il n’y avait plus que quelques maisons entre lui et cette rue qui paraissait l’attirer, son pas se ralentissait au point que par instants on pouvait croire qu’il ne marchait plus. La vacillation de sa tête et la fixité de sa prunelle faisaient songer à l’aiguille qui cherche le pôle. Quelque temps qu’il mît à faire durer l’arrivée, il fallait bien arriver ; il atteignait la rue des Filles-du-Calvaire ; alors il s’arrêtait, il tremblait, il passait sa tête avec une sorte de timidité sombre au delà du coin de la dernière maison, et il regardait dans cette rue, et il y avait dans ce tragique regard quelque chose qui ressemblait à l’éblouissement de l’impossible et à la réverbération d’un paradis fermé. Puis une larme, qui s’était peu à peu amassée dans l’angle des paupières, devenue assez grosse pour tomber, glissait sur sa joue, et quelquefois s’arrêtait à sa bouche. Le vieillard en sentait la saveur amère. Il restait ainsi quelques minutes comme s’il eût été de pierre ; puis il s’en retournait