Page:Hugo - Les Misérables Tome V (1890).djvu/444

Cette page a été validée par deux contributeurs.
434
LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

heures où Jean Valjean venait. La maison s’accoutuma à la nouvelle manière d’être de M. Fauchelevent. Toussaint y aida. Monsieur a toujours été comme ça, répétait-elle. Le grand-père rendit ce décret : — C’est un original. Et tout fut dit. D’ailleurs, à quatre-vingt-dix ans il n’y a plus de liaison possible ; tout est juxtaposition ; un nouveau venu est une gêne. Il n’y a plus de place, toutes les habitudes sont prises. M. Fauchelevent, M. Tranchelevent, le père Gillenormand ne demanda pas mieux que d’être dispensé de « ce monsieur ». Il ajouta : — Rien n’est plus commun que ces originaux-là. Ils font toutes sortes de bizarreries. De motif point. Le marquis de Canaples était pire. Il acheta un palais pour se loger dans le grenier. Ce sont des apparences fantasques qu’ont les gens.

Personne n’entrevit le dessous sinistre. Qui eût d’ailleurs pu deviner une telle chose ? Il y a de ces marais dans l’Inde ; l’eau semble extraordinaire, inexplicable, frissonnante sans qu’il y ait de vent, agitée là où elle devrait être calme. On regarde à la superficie ces bouillonnements sans cause ; on n’aperçoit pas l’hydre qui se traîne au fond.

Beaucoup d’hommes ont ainsi un monstre secret, un mal qu’ils nourrissent, un dragon qui les ronge, un désespoir qui habite leur nuit. Tel homme ressemble aux autres, va, vient. On ne sait pas qu’il a en lui une effroyable douleur parasite aux mille dents, laquelle vit dans ce misérable, qui en meurt. On ne sait pas que cet homme est un gouffre. Il est stagnant, mais profond. De temps en temps un trouble auquel on ne comprend rien se fait à sa surface. Une ride mystérieuse se plisse, puis s’évanouit, puis repa-