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LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE.

haine entre cet espion et ce galérien. L’un gênait l’autre. Jean Valjean était allé à la barricade pour se venger. Il y était arrivé tard. Il savait probablement que Javert y était prisonnier. La vendette corse a pénétré dans de certains bas-fonds et y fait loi ; elle est si simple qu’elle n’étonne pas les âmes à demi retournées vers le bien ; et ces cœurs-là sont ainsi faits qu’un criminel, en voie de repentir, peut être scrupuleux sur le vol et ne l’être pas sur la vengeance. Jean Valjean avait tué Javert. Du moins, cela semblait évident.

Dernière question enfin ; mais à celle-ci pas de réponse. Cette question, Marius la sentait comme une tenaille. Comment se faisait-il que l’existence de Jean Valjean eût coudoyé si longtemps celle de Cosette ? Qu’était-ce que ce sombre jeu de la providence qui avait mis cet enfant en contact avec cet homme ? Y a-t-il donc aussi des chaînes à deux forgées là-haut, et Dieu se plaît-il à accoupler l’ange avec le démon ? Un crime et une innocence peuvent donc être camarades de chambrée dans le mystérieux bagne des misères ? Dans ce défilé de condamnés qu’on appelle la destinée humaine, deux fronts peuvent passer l’un près de l’autre, l’un naïf, l’autre formidable, l’un tout baigné des divines blancheurs de l’aube, l’autre à jamais blêmi par la lueur d’un éternel éclair ? Qui avait pu déterminer cet appareillement inexplicable ? De quelle façon, par suite de quel prodige, la communauté de vie avait-elle pu s’établir entre cette céleste petite et ce vieux damné ? Qui avait pu lier l’agneau au loup, et, chose plus incompréhensible encore, attacher le loup à l’agneau ? Car le loup aimait l’agneau, car l’être farouche adorait l’être faible, car, pendant neuf années, l’ange avait