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LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE.

On a beau être couronné de lumière et de joie, on a beau savourer la grande heure de pourpre de la vie, l’amour heureux, de telles secousses forceraient même l’archange dans son extase, même le demi-dieu dans sa gloire, au frémissement.

Comme il arrive toujours dans les changements à vue de cette espèce, Marius se demandait s’il n’avait pas de reproche à se faire à lui-même ? Avait-il manqué de divination ? Avait-il manqué de prudence ? S’était-il étourdi involontairement ? Un peu, peut-être. S’était-il engagé, sans assez de précaution pour éclairer les alentours, dans cette aventure d’amour qui avait abouti à son mariage avec Cosette ? Il constatait, — c’est ainsi, par une série de constatations successives de nous-mêmes sur nous-mêmes, que la vie nous amende peu à peu, — il constatait le côté chimérique et visionnaire de sa nature, sorte de nuage intérieur propre à beaucoup d’organisations, et qui, dans les paroxysmes de la passion et de la douleur, se dilate, la température de l’âme changeant, et envahit l’homme tout entier, au point de n’en plus faire qu’une conscience baignée d’un brouillard. Nous avons plus d’une fois indiqué cet élément caractéristique de l’individualité de Marius. Il se rappelait que, dans l’enivrement de son amour, rue Plumet, pendant ces six ou sept semaines extatiques, il n’avait pas même parlé à Cosette de ce drame énigmatique du bouge Gorbeau où la victime avait eu un si étrange parti pris de silence pendant la lutte et d’évasion après. Comment se faisait-il qu’il n’en eût point parlé à Cosette ? Cela pourtant était si proche et si effroyable ! Comment se faisait-il qu’il ne lui eût pas même nommé les Thénardier,