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LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE.

son nom, je n’ai pas le droit de m’en servir ; il a pu me le donner, je n’ai pas pu le prendre. Un nom, c’est un moi. Voyez-vous, monsieur, j’ai un peu pensé, j’ai un peu lu, quoique je sois un paysan ; et vous voyez que je m’exprime convenablement. Je me rends compte des choses. Je me suis fait une éducation à moi. Eh bien oui, soustraire un nom et se mettre dessous, c’est déshonnête. Des lettres de l’alphabet, cela s’escroque comme une bourse ou comme une montre. Être une fausse signature en chair et en os, être une fausse clef vivante, entrer chez d’honnêtes gens en trichant leur serrure, ne plus jamais regarder, loucher toujours, être infâme au dedans de moi, non ! non ! non ! non ! Il vaut mieux souffrir, saigner, pleurer, s’arracher la peau de la chair avec les ongles, passer les nuits à se tordre dans les angoisses, se ronger le ventre et l’âme. Voilà pourquoi je viens vous raconter tout cela. De gaîté de cœur, comme vous dites.

Il respira péniblement, et jeta ce dernier mot :

— Pour vivre, autrefois, j’ai volé un pain ; aujourd’hui, pour vivre, je ne veux pas voler un nom.

— Pour vivre ! interrompit Marius. Vous n’avez pas besoin de ce nom pour vivre ?

— Ah ! je m’entends, répondit Jean Valjean, en levant et en abaissant la tête lentement plusieurs fois de suite.

Il y eut un silence. Tous deux se taisaient, chacun abîmé dans un gouffre de pensées. Marius s’était assis près d’une table et appuyait le coin de sa bouche sur un de ses doigts replié. Jean Valjean allait et venait. Il s’arrêta devant une glace et demeura sans mouvement. Puis, comme s’il