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LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE.

menti, et mon bonsoir aurait menti, et j’aurais dormi là-dessus, et j’aurais mangé cela avec mon pain, et j’aurais regardé Cosette en face, et j’aurais répondu au sourire de l’ange par le sourire du damné, j’aurais été un fourbe abominable ! Pourquoi faire ? pour être heureux. Pour être heureux, moi ! Est-ce que j’ai le droit d’être heureux ? Je suis hors de la vie, monsieur.

Jean Valjean s’arrêta. Marius écoutait. De tels enchaînements d’idées et d’angoisses ne se peuvent interrompre. Jean Valjean baissa la voix de nouveau, mais ce n’était plus la voix sourde, c’était la voix sinistre.

— Vous demandez pourquoi je parle ? je ne suis ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué, dites-vous. Si ! je suis dénoncé ! si ! je suis poursuivi ! si ! je suis traqué ! Par qui ? par moi. C’est moi qui me barre à moi-même le passage, et je me traîne, et je me pousse, et je m’arrête, et je m’exécute, et quand on se tient soi-même, on est bien tenu.

Et, saisissant son propre habit à poigne-main et le tirant vers Marius :

— Voyez donc ce poing-ci, continua-t-il. Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il tient ce collet-là de façon à ne pas le lâcher ? Eh bien ! c’est bien un autre poignet, la conscience ! Il faut, si l’on veut être heureux, monsieur, ne jamais comprendre le devoir ; car, dès qu’on l’a compris, il est implacable. On dirait qu’il vous punit de le comprendre ; mais non ; il vous en récompense ; car il vous met dans un enfer où l’on sent à côté de soi Dieu. On ne s’est pas sitôt déchiré les entrailles qu’on est en paix avec soi-même.

Et, avec une accentuation poignante, il ajouta :