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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

que, si vous saviez qui je suis, vous m’en chasseriez, je me serais laissé servir par des domestiques qui, s’ils avaient su, auraient dit : Quelle horreur ! Je vous aurais touché avec mon coude dont vous avez droit de ne pas vouloir, je vous aurais filouté vos poignées de main ! Il y aurait eu dans votre maison un partage de respect entre des cheveux blancs vénérables et des cheveux blancs flétris ; à vos heures les plus intimes, quand tous les cœurs se seraient crus ouverts jusqu’au fond les uns pour les autres, quand nous aurions été tous quatre ensemble, votre aïeul, vous deux, et moi, il y aurait eu là un inconnu ! J’aurais été côte à côte avec vous dans votre existence, ayant pour unique soin de ne jamais déranger le couvercle de mon puits terrible. Ainsi, moi, un mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. Elle, je l’aurais condamnée à moi à perpétuité. Vous, Cosette et moi, nous aurions été trois têtes dans le bonnet vert ! Est-ce que vous ne frissonnez pas ? Je ne suis que le plus accablé des hommes, j’en aurais été le plus monstrueux. Et ce crime, je l’aurais commis tous les jours ! Et ce mensonge, je l’aurais fait tous les jours ! Et cette face de nuit, je l’aurais eue sur mon visage tous les jours ! Et ma flétrissure, je vous en aurais donné votre part tous les jours ! tous les jours ! à vous mes bien-aimés, à vous mes enfants, à vous mes innocents ! Se taire n’est rien ? garder le silence est simple ? Non, ce n’est pas simple. Il y a un silence qui ment. Et mon mensonge, et ma fraude, et mon indignité, et ma lâcheté, et ma trahison, et mon crime, je l’aurais bu goutte à goutte, je l’aurais recraché, puis rebu, j’aurais fini à minuit et recommencé à midi, et mon bonjour aurait